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Full text of "Biographie d'Aime? Bonpland ?compagnon de voyage et collaborateur d'Al.. de Humboldt /par Adolphe Brunel."

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BIOGRAPHIE 


AIME BONPLAND 


COMPAGNON DE VOYAGE ET COLLABORATEER D'AL. DE HUMBOLDT 


PAR 


ADOLPHE BRUNEL 


D te ie en médecir 
chirurgien de la L. 
Ancien Pré ie < Tribun: e % médecine se Montevideo 
Médecin de Fhôpital de la Cl rité 
re COTES rss dé Académie de Lisbonne 
Chevalier de la Légion-d'Honneur 
Et de l'Ordre du ces du. Brésil. 


Membh 


TROISIÈME ÉDITION 


PARIS 
+ GUÉRIN . _ _ 
TH. ue, LIFE DÉPOSIT AIRE 
RUE BONAPARTE 
LON DON | MON TEVIDEO 
TRUBNER & Ce LASTARIA F CG’: 
60 Pater-Noster row. 25 Calle de Mayo. 
4871 


BIOGRAPHIE 


D'AIME BONPLAND 


COMPAGNON DE VOYAGE ET COLLABORATEUR D'AL. DE HUMBOLDT 


PAR 


ADOLPHE BRUNEL 


Docteur en médecine 
Ancien chirurgien de la Mar 
Ancien Président du Tribunal de M "+ Montevideo 
Médecin de l'hôpital de la Charité 
Membre be maps de l’Académie de Lisbonne 
Chevalier de la Légion-d’Honuneur 
Et de l'Ordre du Christ du Brésil. 


TROISIÈME ÉDITION 


PARIS 
GUÉRIN & Ci, Édite 
TH. MORGAN, LIBRAIRE DÉPOSITAIRE 


BONAPARTE, à 


LONDON MONTEVIDEO 
TRUBNER & Co LASTARIA TG? 
60 Pater-Noster row. Calle 25 de Mayo. 


1371 


PRÉFACE 


DE LA TROISIÈME ÉDITION 


L'intérêt éveillé par la Biographie de notre 
savant botaniste, Aimé Bonpland, s'est encore 
accru dans ces dernières années. A la prière 
d’un assez grand nombre de lecteurs qui se plai- 
gnaient de n’avoir pu se procurer un exemplaire 
de la deuxième édition, j'ai cru devoir en publier 
une troisième. 


Pendant le long séjour que j'ai fait sur les 


VI 


rives de la Plata, j'ai connu Bonpland, depuis 
1852 jusqu’en 1858, année où il est mort. 

Il y avait à cette époque une vingtaine d'années 
qu'il avait quitté le Paraguay, où le docteur 
Francia l'avait retenu prisonnier ; il venait tous 
les ans, à Montevideo, toucher la pension que lui 
avait assurée Napoléon ; il s’en retournait ensuite 
dans la province de Corrientes, à Santa-Anna, 
où était son estancia, où à San-Borga, ville située 
sur les bords de l'Uruguay, sur la frontière de 
l'empire du Brésil. 

Après sa mort, j'ai publié pour la première 
fois une Biographie dont les détails m'avaient 
été fournis par Bonpland lui-même : c’étaient les 
sérieuses et touchantes confidences du vieillard. 

Cette édition nouvelle est augmentée d’anno- 
tations, et enrichie de quelques épisodes qui 
feront mieux corinaitre notre illustre compatriote, 


Plusieurs de nos amis communs ont bien voulu 


VII 


m'aider de leurs souvenirs pour remplir le cadre 
que je m'étais tracé : grâce à leur obligeante col- 
laboration, je puis présenter cette nouvelle publi- 
cation comme une œuvre à peu près complète, 
comme un tableau qui fait connaître l’homme 
tout entier. 

Aussi je la livre au public, avec la confiance 
d'avoir fait pour la mémoire de notre savant ami, 
de notre modeste et vénéré compatriote, tout ce 
dont je suis capable; d’avoir accompli le devoir 


que m'imposait une amitié qui m'était précieuse. 
Ap. BRUNEL. 


Paris, août 1871. 


NOTICE 


SUR LE 


DOCTEUR AD. BRUNEL. 


Au moment où il mettait la dernière main à 
cette étude sur Bonpland, le docteur Brunel était 
enlevé par une mort soudaine, et, contre toute 
prévision, sa notice nécrologique vient servir 
d'introduction à l'hommage qu’il rendait à son 


vénérable ami. 


_Brunez (Adolphe-Louis) naquit à Hyères, 
dans le département du Var, le 21 juin 1810. 
Son père, après lui avoir fait donner les pre- 
miers soins intellectuels par un abbé, l'envoya 
suivre les cours du lycée de Toulon. Préparé par 


des études sérieuses faites à l'École de médecine 
navale de Toulon, attaché de très-bonne heure 
au service médical de la marine française, 
après une expédition à Lisbonne, il profita d’un 
voyage en Grèce et d’une longue station dans 
les iles de l’Archipel pour recueillir des observa- 
tions médicales qui lui fournirent la matière de 
la thèse inaugurale pour le doctorat qu'il sou- 
tint devant la Faculté de médecine de Montpel- 
lier, le 25 juin 1838. 

Nommé alors chirurgien de deuxième classe, 
il fit dans l'Amérique méridionale un premier 
voyage, dont le fruit principal fut un mémoire 
présenté à l’Académie de médecine de Paris, sur 
la topographie médicale du Rio de la Plata. 

Avec le titre de chirurgien-major, Ad. Brunel 
s’embarqua en 1840 sur la corvette la Perle, et 
assista au blocus de Buenos-Ayres. En 1842, fati- 
gué du service et séduit par la beauté du climat, 
il donna sa démission et se fixa à Montevideo, 
pour y exercer l’art médical. $ 


Les services _— rendus par son savoir 


et par son activité lui valurent en 1842 le titre 
de professeur à l’Académie de médecine de Mon- 
tevideo, et grâce à la considération qu'il mérita, 
il put, en 1850, s’allier à l’une des familles les 
plus distinguées du pays, par un mariage avec Jo- 
sepha-Maria-Luisa de Solsona. 

De cette époque datent les principales publica- 
tions du docteur Brunel : son Mémoire sur la 
fièvre jaune, de 1857, était le résultat d'observa- 
tions faites dans l'exercice des fonctions de mé- 
decin à l'hôpital de la Charité, avec un zèle et 
un dévoüment qui furent récompensés par le 
titre de président de la junte de médecine de 
Montevideo, par le grade de chevalier de la Lé- 
gion-d'Honneur, et enfin par la croix de l’ordre 
du Christ du Brésil. 

Aussi familiarisé avec la langue espagnole 
qu'avec la langue française, le docteur Brunel 
adressa aux Hispano-Américains ses Observa- 
tions sur l'électricité localisée, ses Considéra- 
tions : 1° sur l'hygiène propre au climat de Monte- 
video; 2° sur les soins à donner aux enfants. 


Après trente ans d'absence, il était venu re- 
voir la France et sa famille; il avait voulu se 
rattacher à la patrie en faisant élever ses fils 
dans un lycée de Paris; enfin, avec une activité 
infatigable, il préparait un mémoire important 
pour l’Académie de médecine de Paris, quand 
la mort est venue le surprendre. 

Le dimanche 29 octobre 1871, pendant qu'il 
guidait sa famille dans une visite au musée dü 
Louvre, il a été foudroyé par la rupture d’un 
anévrisme au cœur. 

Le docteur Brunel laisse d’intéressants maté- 
riaux qu'il se proposait d'employer pour une 
histoire complète des provinces de la Plata. 

Son dernier travail a été un témoignage de 
pieuse reconnaissance dont la postérité le ré- 
. Compensera : l'étude sérieuse et complète de la 
vie et des travaux de Bonpland attachera pour 
jamais le nom du docteur Brunel à celui de l'il- 
lustre compagnon d’Alex. de Humboldt. 


# 


BIOGRAPHIE 


D'AIMÉ BONPLAND 


INTRODUCTION 


En 1858, un douloureux événement affligea la 
population intelligente des rives de la Plata : dans 
un coin retiré des parages déserts de l'Amérique 
méridionale venait de mourir le collaborateur et 
le compagnon de voyage d'Alexandre de Humboldt ; 
il s’était étemt dans la province de Corrientes. 

- Aimé Bonpland était un de ces savants labo- 


0 


rieux, un de ces sages naturalistes qui, après s’être 
condamnés à de longs voyages, à de patientes 
études, après s'être fortifiés par de continuelles et 
attentives observations, se sont élevés jusqu'aux 
plus hautes régions de la science pour y trouver 
une gloire modeste, mais incontestée; c'était un de 
ces missionnaires de la science qui, dans des exeur- 
sions lointaines et périlleuses, vont conquérir des 
notions nouvelles et surprendre les secrets de la 
nature; on les voit, presque sans escorte et sans 
moyens de défense, dans des régions inconnues, au 
milieu des peuplades sauvages, tout appliqués à 
mesurer la häuteur d’une montagne, la profondeur 
d’un gouffre, à cueillir des plantes, à ramasser 
des minéraux. Touchant héroïsme ! 

Chaque siècle ne produit qu’un petit nombre de 
ces hommes dont l’activité, concentrée sur un objet 
unique, ne se laisse distraire par aucun soin étran- 
ger, dont l’âme simple et courageuse commande à 
toutes les passions pour n’obéir qu’à une seule, qui, 
dans tous les moments de la vie, soit au sein des 
Jeux de l’enfance, soit sous les glaces de la vieillesse, 
n'ont jamais cessé d’être fidèles à leur mission, si 
bien que, pour eux, faire une observation utile, une 
découverte scientifique, c’est le plus doux de tous 
les plaisirs, le plus précieux de tous les biens. 


SE | ee 
Le biographe de Bonpland n’a pas à décrire des 
tableaux sanglants, des scènes fortes et animées; 
il n'a jamais à tracer que de douces images et des 
vertus privées; mais quel charme de raconter la vie 
d’un homme dont toute l'ambition fut d’être utile, 
et qui n’a voulu chercher le bonheur qu’en tra- 
vaillant au progrès de la science! Ce désintéresse- 
ment donne un attrait particulier à la vie des sa- 
vants; n'est-il pas curieux et instructif d’examiner 
comment un homme supérieur a traversé les 
épreuves de la vie, de connaître le cœur après 
l'esprit, d'apprendre à estimer, à aimer celui que 
l'on admire ? 


CHAPITRE PREMIER 


Jeunesse de Bonpland. 


Aimé-Jacques-Alexandre (GousauD est connu 
sous le nom de BoNPLAND; son père, frappé du 
soin avec lequel il cultivait les plantes de son 
jardin, lui avait donné le sobriquet de Bon-Plant, 
qui remplaça définitivement son nom de famille. 
Il naquit le 29 août 1773, à La Rochelle, où son 
père exerçait la médecine avec distinction. Destiné 
à le remplacer, Aimé fut envoyé à Paris pour y 
recevoir une instruction plus complète que celle de 
la province. Il avait à peine dix-huit ans, quand il 
se trouva ainsi livré à lui-même, maître absolu de 
toutes ses actions. Ce fut un monde séduisant et 
nouveau pour lui que cette ville immense, où il se 
trouvait pour la première fois; mais, au lieu de se 


SE 


laisser entrainer par le tourbillon de Paris, il s’a- 
donna tout entier à l’étude. Le jeune disciple 
étudia sous la direction des maïtres habiles que 
possédait alors l'École de médecine; il eut pour 
.condisciples les Dupuytren, les Thénard, les 
Roux, etc., cette famille de médecins, de natura- 
listes, la plupart de ces grands hommes qui ont 
illustré la première moitié du XIX®* siècle; il était 
donc le contemporain de cette forte génération 
dont les œuvres impérissables ont jeté, dans le 
domaine des sciences, ces semences fécondes dont 
nous recueillons maintenant les fruits. Il fut un 
des élèves les plus distingués de Dussault et le plus 
intime ami de Bichat, qui avait à peine deux ans 
de plus que lui : ce jeune maître, auquel il s’était 
attaché, n’était pas seulement un habile anato- 
miste : c'était déjà un des plus grands physiologistes 
que la France ait produits ; déjà, dans les débris de 
l’organisation et jusque dans la dissolution de la 
mort, il cherchait à suivre les mystères de la vie. 
Bichat avait à peine vingt-six ans qu’il était le 
maître des maîtres ; Bonpland se faisait honneur 
d’avoir connu ce glorieux jeune homme et d’avoir 
suivi ses leçons; il disait souvent que Bichat avait 
en lui de quoi plaire à tous les goûts : aux hommes 
d'imagination, il pouvait offrir ses théories géné- 


rales ; aux esprits rigoureux et sévères, ses expé- 
riences et ses descriptions naturelles. 

À cette époque, l’art de guérir était dans un état 
déplorable ; il était dédaigné dans le sein même de 
l'École par ceux qui avaient mission de l’enseigner. 
C’est ce dont Bichat se plaignait à son auditeur en- 
thousiaste : philosophe généralisateur en même 
temps qu’observateur exact et sévère, Bichat avait 
été frappé de l'insuffisance de la thérapeutique et 
de la matière médicale; il réclamait donc des ré- 
formes; telle qu’elle était alors, la pratique de la 
médecine lui semblait rebutante: « Il y a plus, di- 
sait-il, à certains égards, elle blesse même le juge- 
ment d’un homme raisonnable, lorsqu'il examine 
les pratiques recommandées par la plupart de nos 
matières médicales. » 

Au sortir de ces féconds entretiens, un imstinct 
inné, une vocation secrète, poussait le jeune Bon- 
pland à passer ses heures de loisir au Jardin-des- 
Plantes ; il contemplait avec une curiosité intelli- 
gente les trésors rassemblés dans ce vaste réper- 
toire des productions naturelles de toutes les 
contrées. Ébloui par le spectacle de tant d’objets 
divers, son esprit resta longtemps indécis avant de 
choisir les études qui devaient plus particulière- 
ment l’occuper : la botanique satisfaisant mieux 


Lu 

que toute autre son esprit observateur, il suivit 
avec assiduité les cours de Desfontaines, de Claude 
Richard, de Laurent de Jussieu; c’est de l’ensei- 
gnement de ces illustres maîtres que date une 
passion scientifique qui domina toute sa vie et 
en fit le charme principal. Sans doute il admirait 
l'ordre que le génie de Buffon et de Daubenton 
avait établi dans les collections de géologie et de 
zoologie; il aimait à suivre cette immense variété 
d'organisations, de formes, de couleurs, que lui 
présentaient les séries incomplètes, mais nom- 
breuses, des êtres animés et inanimés de la créa- 
tion; mais ce qui captivait son regard et fixait le 
plus son attention, c’était la coordonnation de tant 
de végétaux que le génie méthodique de Jussieu 
avait classés, en simplifiant à la fois et perfection- 
nant la méthode de Linné. Ce travail qui, d’abord, 
n'avait été que secondaire pour Bonpland, devint 
son occupation principale. L'étude assidue de la 
botanique lui inspira dès lors les goûts simples 
qu'il a conservés et entretenus constamment; de 
plus, en lui apprenant à classer les êtres, en lui 
inculquant cet esprit de méthode, d'analyse, d’or- 
dre philosophique, dont l'application peut s'étendre 
à tous les actes de la vie, la botanique développa 
en lui le talent de l'observation. 


Te 


MP Me el 


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Bonpland consacrant à l'étude de la nature le 
temps que tous les jeunes gens perdaient dans les 
plaisirs, acquit bientôt un fonds de connaissances 
bien plus riche que celui de ses camarades. Sil 
continua d’assister aux cours de l’École de méde- 
cine, ce fut seulement par obéissance filiale; il 
poursuivit ses études sans ardeur, sans passion, ac- 
complissant un acte de résignation avec une volonté 
inexorable; il n’était pas porté vers la médecine 
par une de ces vocations puissantes qui aplanissent 
tous les obstacles. 

Désireux d'augmenter la somme de ses connais- 
sances, et pensant que les voyages pourraient lui 
fournir l’occasion de découvrir de nouveaux faits 
propres à enrichir sa science de prédilection, Bon- 
pland quitta Paris en 1796, revint à La Rochelle, 
et se dirigea ensuite sur Rochefort; 1l y suivit pen- 
dant quelque temps les cours de l'École de méde- 
cine navale, et obtint, à la suite d’un brillant 
concours, le grade de chirurgien de troisième 
classe. Envoyé à Toulon peu après sa nomination, il 
fut attaché pendant plusieurs mois au service des 
hôpitaux maritimes de ce port, et fut ensuite embar- 
qué en qualité d’aide-chirurgien sur le vaisseau 
l’Ajax. Mais, à cette époque, nos escadres ne quit- 
taient que très-rarement les rades; Bonpland, qui 


9 


48: 


n'était entré dans la médecine navale que pour 
satisfaire ses goûts de voyage, se lassa bientôt de 
l’inaction forcée à laquelle il se trouvait condamné; 
il donna donc sa démission, pour se tenir à portée 
de profiter des circonstances. 

Un événement inespéré vint Larcnéhié à cette 

position indécise; le gouvernement français, au 
milieu des désordres de l'esprit révolutionnaire, au 
moment même où les armées étrangères se dispo- 
saient à envahir le territoire, avait ordonné une 
expédition destinée à explorer les colonies espa- 
gnoles, depuis listhme de Panama jusqu'au Rio 
de la Plata. 
- Gette expédition, commandée par le capitaine 
Baudin, était composée d’officiers de choix, parmi 
lesquels on comptait deux naturalistes auxquels 
était confiée la part la plus importante de cette 
mission : l’un était M. Michaux, qui avait déjà vi- 
sité la Perse et revenait des États-Unis, dont il 
avait décrit, dans un ouvrage estimé, les princi- 
pales productions naturelles ; l’autré était M. Bon- 
pland, qui, tout jeune qu'il était, fut jugé digne de 
lui être associé. 

C’est à cette époque, au début de 1798, qu'il 
connut, chez Gorvisart, Alexandre de Humboldt, 
alors âgé de vingt-neuf ans, et qui avait conçu 


DE 


comme lui le désir de s'éloigner de l’Europe pour 
explorer de nouveaux pays. Bonpland et de Hum- 
boldt n’eurent pas besoin de fréquentes conversa- 
tions pour se lier et former le plan d’un voyage 
scientifique. Ge fut une rencontre vraiment provi- 
dentielle que le rapprochement dans le salon de 
Corvisart de ces deux jeunes gens qui, l'un à Pa- 
ris, l’autre à Berlin, avaient préludé par des études 
médicales, s'étaient pris de passion pour les 
voyages, et sans se consulter avaient rêvé le même 
emploi de leur intelligente activité. 

Intérprète de ses vœux comme des goûts de 
son ami, Humboldt dit que ses plans de voyage il 
les avait formés dès l’âge de dix-huit ans. « Ce 
n'était plus, écrit-il, le désir de l’agitation et de la 
vie errante, c'était celui de voir de près une nature 
sauvage, majestueuse et variée dans ses produc- 
tions; c'était l'espoir de rechercher quelques faits 
utiles aux sciences, qui appelait sans cesse mes 
vœux vers ces belles régions situées sous la zone 
torride. » 

L’imagination du jeune Allemand avait été vi- 
vement séduite par les descriptions enthousiastes 
qu'il avait entendues de Forster, compagnon du 
capitaine Cook, dans son second voyage autour du 
monde. 


=. 90 — 


Humboldt ne s’occupait guère alors que de miné- 
ralogie; ce fut à l’époque de ses relations avec 
Bonpland qu'il se livra à l'étude sérieuse des autres 
-sciences naturelles qu'il a professées avec tant de 
succès ; mais il laissait à son jeune ami sa supério- 
rité dans la botanique, où il n’a jamais excellé. 

L’Angleterre ayant pris part à la guerre contre 
la France, l'expédition projetée ne put avoir lieu, 
ce qui détermina le gouvernement français à reti- 
rer les fonds qui avaient été alloués pour ce voyage 
de découvertes et à l’ajourner à un temps indéfini. 
Cette circonstance laissa libres MM. Bonpland et 
de Humboldt, dont l’amitié et l’amour de la science 
avaient uni la fortune; ils cherchèrent d’autres 
moyens de voyager, voulant toujours satisfaire leur 
désir de visiter quelque partie du monde ou mal 
connue ou tout à fait ignorée. 

C'était l'époque de l’expédition d'Égypte. Les 
deux amis vinrent à Montpellier pour se faire ins- 
crire comme médecins de l’armée; ils arrivèrent 
trop tard: les cadres étaient au complet. 

Sans se laisser déconcerter par cette suite de 
mécomptes, Bonpland se retourna vers une nou- 
velle direction. Il fit, conjointement avec Hum- 
boldt, la connaissance du consul de Suède, M. Skjol- 
debrand, qui, chargé par son souverain de porter 


n 


des présents au dey d'Alger, passait par Paris pour 
s'embarquer à Marseille. Cet homme estimable 
avait résidé longtemps sur les côtes d'Afrique, et 
comme il jouissait d’une considération particulière 
auprès du gouvernement d'Alger, il pouvait pro- 
curer à Bonpland et à son compagnon de voyage 
des facilités pour parcourir librement cette partie 
de la chaîne de l'Atlas, qui n’avait point été l'objet 
des recherches de l'illustre botaniste breton Des- 
fontaines. 

Le consul de Suède expédiait chaque année pour 
Tunis un bâtiment sur lequel s’embarquaient les 
pèlerins de la Mecque; il promit à nos voyageurs 
de les faire passer par la même voie en Égypte. La 
frégate suédoise qui devait conduire M. Skjoldebrand 
à Alger était attendue à Marseille dans les derniers 
jours du mois d'octobre. 

Bonpland et Humboldt s’y rendirent avec la 
plus grande impatience et avec la plus grande 
célérité; mais, après deux mois d'inquiétudes et 
de vive attente, ils apprirent que le Jaramus (c’é- 
tait le nom de la frégate) n’arriverait pas à Mar- 
seille avant le printemps. 

Ne se sentant pas le courage de passer l'hiver 
en province, et persévérant toujours dans lidée de 
se rendre sur les côtes d'Afrique, ils retinrent leur 


es, 


passage sur un petit bâtiment ragusois, prêt à faire 
voile pour Tunis. Mais leur persévérance faillit leur 
être funeste, car ils étaient sur le point de partir, 
lorsqu'on fut informé à Marseille que le gouverne- 
ment de Tunis sévissait alors contre les Français 
établis en Barbarie, et que tous les individus venant 
d’un port de France étaient jetés en prison. Cette 
nouvelle leur fit suspendre l’exécution de leur projet. 

Ce fut alors qu'ils en revinrent à leur premier 
plan de voyage dans l'Amérique méridionale. Îls ne 
sedissimulaient ni les fatigues ni les dangers qui les 
attendaient; mais ils semblaient entrevoir la gloire 
qu'ils devaient y acquérir (1). « Ce qui distingue 
particulièrement un savant de génie, a dit un 
écrivain, c’est cette impulsion secrète qui l’entraine 
malgré lui vers les objets d'étude et d'application 


(1) Longtemps le Nouveau-Monde n’a semblé qu’une source de 
oh témaoll nuverto à la enniaité An FF & 


La 3 1 
toutes les entreprises y furent inspirées par la soif de l'or. Ce- 
pendant c’est un magnifique theâtre d'exploration pour un natu- 
raliste qui peut y embrasser une grande partie des merveilles 
de la création. 

Déjà en 1781, un homme d’un esprit élevé, frappé des beautés 
de la nature américaine, entreprit de faire connaître les trésors 
scientifiques de la contrée qu’il habitait. Don Felix Azara a le 
premier étudié l’histoire naturelle de Amérique méridionale. 
Commandant des frontières espagnoles dans le Paraguay, il était 
à même de bien explorer cette contrée et les terres qui l’envi- 


ce 04. 


les plus propres à exercer l’activité de son âme et 
l'énergie de ses facultés intellectuelles; c’est une 
espèce d’instinct qu'aucune force ne peut dompter, 
et qui s’exalte au contraire par les obstacles op- 
posés à son développement. » Animés par les 
plus douces espérances comme par les plus nobles 
ambitions, et peut-être même abusés par ces dé- 
cevantes illusions de gloire qui enivrent d’ordi- 
naire la jeunesse, 1ls s’élancèrent dans la carrière 
des expéditions scientifiques : le besoin de voir, 
d'étudier, d'apprendre et d'apprendre encore, d’en- 
richir et d’honorer leur pays, était si grand chez 
les deux jeunes savants, qu'ils ceussent tout braré 
pour accomplir leur projet HoRree les régions 
tropicales. 


‘ronnent; pendant vingt ans, oublié dans les déserts, étranger 
aux progrès des sciences naturelles, sans aucune communication 
avec le monde civilisé, il entreprit la description d’un pays de 
plus de cinq cents lieues de long et trois cents lieues de large. 
Son ouvrage est riche en détails curieux sur les peuplades de 
cette partie de l'Amérique ; l’histoire des quadrupèdes et des oï- 
seaux lui doit beaucoup d'observations nouvelles. 


CHAPITRE II 


Premiers voyages avec Alexandre de Humboldt. 


Nos deux naturalistes partirent à la fin de 
l’année 1798 pour l'Espagne, dans l’intention d'y 
passer lhiver et de s’embarquer au printemps 
suivant soit à Carthagène, soit à Cadix; ils tra- 
versèrent le royaume de Valence et la Catalogne 
pour se rendre à Madrid, visitant sur leur passage 
les ruines de Tarragone et celles de l’ancienne 
Sagonte, et recueillant des notes de toutes sortes 
dans un journal qui nous a été conservé (1). 

À partir de ce moment et après quelques obs- 
tacles suscités par une défiance traditionnelle, 


(1) Voir APPENDICE. 


ce 


mais bientôt vaincus par leur persévérance, les es- 
pérances de nos voyageurs ne furent plus trom- 
pées. Arrivés dans la capitale de l'Espagne, ils y 
furent accueillis avec une distinction marquée, non 
seulement par tous les savants espagnols, mais 
aussi par le gouvernement lui-même. Luis de Ur- 
quijo, ministre éclairé de la cour de Madrid, leur 
accorda toute sa protection, les présenta à S. M. C. 
le roi Charles IV, et non content de leur permettre 
de prendre passage sur un navire de guerre, il leur 
donna une lettre circulaire de recommandation 
pour tous les gouverneurs des possessions espa- 
gnoles du Nouveau-Monde. 

Ce généreux empressement était un fait tout 
nouveau et jusqu'alors inoui. L’isolement auquel 
la politique ombrageuse de la métropole avait 
condamné ses colonies n'avait pas permis de péné- 
trer dans ces mystérieuses contrées, et les nou- 
velles inexactes de quelques voyageurs aiguisaient 
encore plus la curiosité. Pendant les trois siècles 
qui avaient suivi la découverte de l'Amérique, 
les résultats des nombreux et périlleux voyages 
qu'on avait entrepris étaient cachés avec autant 
de soin que d’abord on avait mis d’empressement 
à les divulguer et même à les grossir; non seule- 
ment tous les pays où les Espagnols.et les Portugais 


D — 


restèrent les maîtres furent dérobés à l’œil curieux 
de la science, mais les gouvernements s’efforcè- 
rent encore de lui fermer les pays mêmes où ils 
n'avaient pas pénétré. Les autres États de l'Eu- 
rope leur apparaissaient comme des usurpateurs 
de leurs futures conquêtes, et ils châtiaient tous 
les explorateurs comme coupables de leur enle- 
ver par la fraude des découvertes qui leur étaient 
réservées. Ainsi, ces deux nations, qui avaient 
donné à la géographie la plus vive impulsion 
qu’elle eût jamais reçue, furent précisément celles 
qui bientôt mirent le plus d'obstacles à son avance- 
ment. Le plus profond silence sur toutes ces vastes 
contrées était l’œuvre d’une administration inquiète 
et jalouse ; ce système d’oppression, suggéré d’abord 
par l’avarice et l’orgueil, lui fut plus tard presque 
commandé par la faiblesse, la crainte et la néces- 
sité. Quelques relations en petit nombre, vagues, 
obscures, incohérentes, quelques cartes levées à la 
dérobée et par suite très-fautives, voilà tous les 
documents que les savants pouvaient se procurer 
sur cet immense continent de l'Amérique méri- 
dionale. Si parfois le gouvernement espagnol or- 
donnait pour sa propre instruction quelques tra- 
vaux géographiques, 1ls étaient tenus secrets, avec 
autant de rigueur que si la momdre indiscrétion 


eût dû compromettre le salut de l’État. Ainsi tout 
concourait à donner à l’expédition de nos jeunes 
savants l'intérêt d’une grande œuvre historique et 
scientifique. 

Les jours qui précédèrent leur départ furent 
consacrés à visiter les établissements scientifiques 
de Madrid; ils se mirent en rapport avee les 
hommes les plus distingués de l'Espagne, ceux 
qui, par leur savoir, leur inspiraient le plus de 
sympathie; ils eurent de longues conférences avec 
Orteaga, écrivain infatigable et directeur des musées 
royaux ; avec Ruiz et Pavon, auteurs de la flore du 
Pérou ; avec Cavanilles, le Nestor des botanistes 
espagnols, dont les œuvres sont le travail le plus 
important sur la flore de l'Espagne. 

Le moment du départ étant arrivé, nos deux 
naturalistes quittèrent Madrid vers la fin du mois 
de mai 1799, traversèrent une partie de la vieille 
Castille, le royaume de Léon, la Galice, et se ren- 
dirent à la Corogne, où ils devaient s’embarquer 
pour l’île de Cuba. Un retard de douze jours qu'ils 
éprouvèrent ne fut pas perdu pour Bonpland : il 
en profita pour préparer convenablement les 
plantes recueillies dans la belle vallée de la Galice, 
qu'aucun naturaliste n’avait étudiée avant lui; il 
examina aussi les fucus et les mollusques que les 


RE. 


grosses mers du nord-ouest jettent en abondance 
au pied du rocher escarpé sur lequel est construite 
la vigie de la tour d’Hercule. 

La corvette de guerre Pizarro, qui venait d'effec- 
tuer un voyage dans le Rio de la Plata, appareilla 
le 5 juin 1799 et fit route vers les Canaries. Après 
une traversée de quatorze jours, le 19 juin, le 
Pizarro mouilla dans le port de Santa-Cruz et 
séjourna quelque temps pour faciliter à MM. Bon- 
pland et de Humboldt une visite au pic de Ténériffe 
et une exploration scientifique de Pile; puis il fit 
voile pour Cumana, où il arriva, après une tra- 
versée heureuse, le 16 juillet 14799. 

Parvenus au but de leur voyage, nos deux natu- 
ralistes commencèrent sans retard leurs expéditions 
scientifiques. Ils mirent à peu près dix-huit mois 
à visiter avec le plus grand soin la Nouvelle-An- 
dalousie, la Guyane espagnole et les Missions des 
Caraïbes. Tous les faits qui intéressent la bota- 
nique, la minéralogie, la géologie, l'astronomie, la 
physique générale et l'éthnologie furent observés 
avec l'attention la plus scrupuleuse. A la date de 
Cumana, 17 octobre 1800, nous trouvons une belle 
lettre d'Alexandre de Humboldt à son frère Guil- 
laume : c’est un témoignage très- intéressant des 
fatigues et des épreuves que les deux voyageurs 


He 
avaient affrontées, et surtout de l'affection fraternelle 
qui les unissait déjà. 

« J'ai surmonté, dit-il, toutes les fatigues de ce 
dangereux voyage. Pendant quatre mois, nous avons 
été cruellement tourmentés par la pluie, par les 
infatigables meustiques, les fourmis, et surtout la 
faim, dormant dans les forêts en plein air, n’ayant 
pour tout aliment que .du manioc; quelquefois un 
peu de riz et de l’eau. 

« Mon ami Bonplanda beaucoup plus souffert que 
moi des excursions que nous avions à faire, À 
notre arrivée à Guyana, il fut atteint de vomisse- 
ments et d’une grande fièvre qui me firent craindre 
pour sa vie, Je pense que cette maladie était occa- 
sionnée par les fatigues et la mauvaise nourriture. 
Voyant qu’il n’y avait aucune amélioration, et nous 
trouvant dans la ville de Santo-Tomas, je le fis 
transporter dans la maison de campagne de notre 
ami le docteur don Félix Tarrexas, située à quatre 
lieues de l’Orénoque, dans une vallée plus élevée, 
jouissant d’un bon air et d’une température plus 
basse, Sous les tropiques, il n’y a pas de remède plus 
eflicace que le changement de localité; c’est ainsi 

que la santé de mon ami se rétablit en peu de jours. 

« Je ne puis te décrire l'anxiété dans laquelle je 
me trouvais pendant sa maladie ; jamais je n’eusse 


EU pie 


trouvé un ami aussi fidèle, aussi actif et aussi bien 
disposé. Dans notre voyage, nous rencontrions à 
chaque pas un danger imminent, autour de nous 
les Indiens, le désert peuplé de crocodiles, de 
serpents et de tigres; au milieu de ces périls, Bon- 
pland a donné les plus grandes preuves de courage 
et de résignation. Je n’oublierai jamais son bon 
cœur, et surtout son. abnégation, dans une tem- 
pête que nous eûmes à subir le 6 avril 1800. 

« Nous fûmes surpris par le mauvais temps au 
milieu de lOrénoque. Notre pirogue était déjà aux 
deux tiers remplie d’eau. Les Indiens sejetèrent à la 
nage pour gagner les bords de la rivière; mon 
généreux ami resta seul auprès de moi, me pro- 
posant de m’emporter sur ses épaules pour lutter 
contre le courant et me déposer à terre. Je refusa 
cette proposition; la côte étant inhabitée à plus 
de dix lieues à la ronde, personne n’eût découvert 
les restes de nos cadavres, qui eussent été dévo- 
rés par des animaux féroces. Notre situation était 
vraiment horrible; nous étions à une demi-lieue 
du bord de la rivière, entourés d'énormes cro- 
codiles qui sortaient à moitié de l’eau. En sup- 
posant même que nous eussions échappé à la 
fureur des flots et à la gueule des erocodiles, une 
fois à terre, nous aurions succombé, victimes de la 


—.. de 


faim ou de la voracité des tigres; de plus, les forêts, 
sur les bords de l’Orénoque, sont si épaisses et si 
touffues, qu'il est absolument impossible d’y péné- 
trer. L'homme le plus robuste ne pourrait s’y frayer 
un chemin d'un mille en vingt jours de travail ; 
enfin cette partie de la rivière est si peu fréquen- 
tée, qu'il se passe quelquefois plus de deux mois 
sans qu’on vole traverser une pirogue d’Indien. 

«Nous étions réduits à la dernière extrémité, 
quand une rafale de vent vint gonfler la voile de 
notre chétive embarcation. Ce fut comme un mi- 
racle qui nous sauva, car nous ne perdîmes en 
celte occasion que ar er kvres et des vivres. 

« Combien nou heureux quand, dé- 
barqués et arrivés à terreettoutle monde réuni pour 
prendre le repas, nous nous aperçûmes qu'aucun 
de nos compagnons ne manquait à l'appel. La nuit 
était obscure ; la lune apparaissait par intervalles à 
travers les nuages poussés par le vent. Le moine 
qui était avec nous adressa son oraison à saint 
François et à saint Roch; tous les autres VOya- 
geurs étaient pensifs, émus, et songeaient à l'avenir. 

« Nous étions encore à deux journées de distance 
au nord des grandes cataractes, que nous devions 
passer. Nous avions encore sept cents lieues à faire 
dans notre pirogue, laquelle, d’après ce que nous 


HRERER à: » DRE 


venions de voir, n'était qu’une faible embarcation. 
Quelle préoccupation ! 

« Malgré cela, l'inquiétude ne dura pas plus d’une 
nuit; le jour suivant fut très-beau ; ce fut aussi un 
Jour de repos: la tranquillité que nous admirions 
dans toute la nature mit le calme dans nos 
esprits. » 

C'est à cette même année 1800 que se rapporte 
un des épisodes les plus dramatiques de ces mer- 
veilleux voyages. Arrivés à Caracas, les deux voya- 
geurs avaient quitté le littoral à Puerto-Caballo, 
pour gagner l’Apure et de là le Cassiquiar, qui joint 
l’Orénoque à l’Amazone. Humboldt a conservé dans 
un admirable passage de ses Tableaux de la na- 
ture (1) le souvenir du danger qu'ils coururent 
dans les cataractes, au passage du Raudal de May- 
pures. 

De retour à Cumana, les voyageurs furent blo- 
qués pendant deux mois par une flotte anglaise, 
puis en juin 4800 ils s’embarquèrent pour la Ha- 
vane, où ils séjournèrent plusieurs mois. 

M. de Humboldt y détermina avec précision la 
position géographique de la place, position qui avait 


(1) A. de Humboldt, Tableaux de la nature, trad. par Ch. 
 Galusky, I, p. 265. 


3 


D — 


été mal notée jusqu'alors; il laissa aux habitants 
des traces durables de son passage, en leur indi- 
quant d’utiles procédés pour les arts, notamment 
en leur donnant le modèle des meilleurs fourneaux 
pour la manipulation du sucre. 

C’est de la Havane (21 février 1801) qu'est datée 
une autre lettre de Humboldt, qui contient sur ses 
voyages et ses travaux des détails qui donnent la 
mesure de la résolution déployée par les deux voya- 
geurs, et prouvent combien d'occasions Bonpland 
a rencontrées d'exercer les vertus que lui reconnait 
son ami. C’est la vie primitive prise sur le fait et 
rendue d’après nature. 

« J'ai bien des motifs pour être content de mon 
compagnon Bonpland; c’est un digue disciple de 
Jussieu, de Desfontaines, de Richard : il est extrè- 
mement actif, laborieux ; il parle parfaitement l’es- 
pagnol; il est résolu et intrépide ; en un mot, il pos- 
sède des qualités excellentes pour un naturaliste 
voyageur. Lui seul a arrangé nos plantes, qui avec 
les doubles vont au-delà de 1,200. La moitié des 
descriptions est son œuvre; bien souvent nous 
avons décrit tous deux la même plante, dans l’es- 
poir d'approcher davantage de la vérité. C’est un 
plaisir, un grand plaisir d’admirer ces trésors de fa 
nature; crois bien, mon cher Windeman, que les 


un Es 


peines et les difficultés qui les accompagnent ne sont 
pas peu de chose. Il est vrai que par la bonté parti- 
culière du roi d’Espagne, grâce à la distinction dont 
nous ont honorés le roi et la reine, et avec les 
bonnes recommandations du ministre Urquijo, nous 
voyageons dans ce pays avec plus de liberté et 
de sécurité qu'ait jamais goûtées aucun naturaliste ; 
aussi je voyage avec plus de commodité que beau- 
coup d’autres. S'agit-il de naviguer dans les rivières, 
nous avons à notre disposition vingt-quatre Indiens; 
devons-nous voyager dans l’intérieur du pays, nous 
avons toujours quatorze ou-quinze mulets pour 
transporter nos planches, nos instruments, et tout, 
ce qui nous est utile. Mais ni la bienveillance du roi 
d'Espagne, ni notre escorte ne peuvent nous dé- 
fendre contre les désagréments du climat et du 
pays; ils ne sont pas peu de chose, surtout pour 
un botaniste. 

« Dans la Guyane, où la crainte des moustiques 
force à tenir toujours la tête couverte, il est impos- 
sible d'écrire pendant le jour; on ne peut tenir 
la plume, tellement on souffre des piqûres de ces 
insectes. ; 

« Aussi nous travaillons toujours dans une cabane 
d’Indien où ne pénètre pas un seul rayon de soleil, 
et où l’on n'entre qu'en se lraînant sur le ventre; 


PR ee 
là, si les moustiques ne se font plus sentir, on est 
suffoqué par la fumée. Les habitants ont l'habi- 
tude de s’enterrer pendant la nuit dans le sable; ils 
ne laissent dehors que la tête, le corps étant cu- 
vert d’une couche de trois ou quatre pouces ; celui 
qui ne l’a pas vu prendra ce détail pour une fable. 

« Après avoir étudié les plantes, les avoir classées 
au milieu de tant de contrariétés, un autre désen- 
chantement survient. Si l’on veut examiner les her- 
biers qui sont dans le coffre, on se trouve dans le 
même cas que Sparrmann, Banks et autres natu- 
ralistes qui se sont plaints de l'humidité du climat 
américain et de cet excès de vie végétative qui 
rendent très-diflicile la dessiccation des feuilles. 
Aïnsi nous avons perdu ee du Liers de nos collec- 
tions par | 1 t ui dé ient les papiers etles 
plantes. Nous les imbibions de bee, dite 
de térébenthine ; nous les suspendions; enfin nous 
employions tous les moyens pratiqués en Europe; 
et si nous restions lrois ou quatre mois sans les 
visiter, sur huit exemplaires, nous étions obligés 
d'en jeter trois. C’est surtout dans la Guyane, le 
Dorado et sur les bords du fleuve des Amazones, 
où nous étions toujours inondés par la pluie, que 
nous arrivaient ces accidents. 

« Pendant quatre mois nous avons dormi dans 


— 37 — 


les bois, entourés de crocodiles, de boas et de tigres 
qui attaquaient les pirogues ; nous n’avions d’autres 
aliments que le riz, le manioc, l’eau de l’Orénoque 
et la chair de quelques singes. 

« Les mains et la figure enflées par suite des 
piqûres des moustiques, nous avons traversé le ter- 
ritoire depuis Mandovaca jusqu’au Duida, et depuis 
les frontières de Quito jusqu’à Surinam, où l'on 
ne rencontre que des singes et des serpents. 

« Au contraire, quelle majesté dans les magnifi- 
ques forêts de palmiers, où l’on voit un si grand 
nombre d’Indiens indépendants, qui ont conservé 
un reste de la civilisation péruvienne! Ge sont des 
peuples qui travaillent bien leur terre; ils sont 
” hospitaliers et humains, comme les naturels d'Ota- 
hiti. 

« Dans quelques parties de l'Amérique du Sud, au 
sud des cataractes de l’Orénoque, il n’avait pénétré 
aucun autre chrétien avant nous. C'est là aussi 
que nous avons vu des Indiens d'habitudes an- 
thropophages. 

« Malgré tout, sous les tropiques je me trouve dans 
mon élément; je n’ai jamais joui d’une meilleure 
santé depuis mon départ d’Espagne. Je brave les 
continuelles variations de l'atmosphère, l'humidité, 
la chaleur et le froid des montagnes. La partie 


ms M 
méridionale de la Guyane n’est pas un pays de 
plaines, comme la décrivent quelques géographes ; 
elle contient une grande chaine de montagnes qui, 
partant de Popayan et de Quito, vient rejoindre Oya- 
poc, près de Cayenne. J'ai mesuré, sous 1° de lati- 
tude boréale, une hauteur de près de 9,600 pieds. 

« Je travaille beaucoup; la description des plantes 
est. un objet secondaire de mon voyage. Pour mes 
observations astronomiques, je suis très-souvent 
sans chapeau, quatre ou cinq heures par jour. J’ai 
séjourné pendant quelque temps dans les villes 
comme Porto-Cabello, où régnait l’horrible fièvre 
jaune, et jamais je n'ai senti la moindre douleur 
de tête. Seulement, à Santo-Tomas, dans la Nou- 
velle-Barcelone, j'ai eu une fièvre qui m'a duré 
trois jours. C’était à mon retour au Rio Negro, 
après un long jeûne; je mangeais pour la pre- 
mière fois du pain, et j'en pris une trop grande 
quantité. Une autre fois, je fus mouillé par une de 
ces averses qui généralement oecasionnent la fièvre. 
En Alubuyo, où les sauvages souffrent des fièvres 
pernicieuses, ma santé a résisté admirablement. » 

Le rapport (1) même adressé collectivement par 


F 


(1) Voir Corr. espondunce d'A. de Humboldt, recueillie par de 
_ la Roquette. Paris, Guérin, 1869, t. 1, p. 120. 


En 


les voyageurs à l’Institut national de France porte 
des témoignages intéressants des dangers affrontés 
par les deux amis; en voici quelques extraits, les 
plus remarquables à cet égard : 


« 21 juin 4801. 


« Citoyens, 

Depuis le mois de brumaire an vi, ou de- 
puis le commencement de l'expédition dans la- 
quelle nous nous sommes engagés pour le progrès 
des sciences physiques, nous n’avons cessé de cher- 
cher des moyens pour vous faire parvenir des ob- 
jets dignes d’être conservés dans le Musée natio- 
nal..….. » 

Suit l’énumération de tous les envois faits par 
les voyageurs : collections de graines, étude sur le 
quinquina, flore de Bogota, minéraux du Cotopaxi, 
du Pichincha et du Chimborazo. 

« Accoutumés à des privations et à des revers 
plus grands, nous continuons sans relàche des tra- 
vaux que nous croyons utiles aux hommes, et nous 
nous hâtons de profiter de l’occasion qui se pré- 
sente en ce moment pour vous réitérer, citoyens, 
les assurances d’un dévoûment auquel vos bontés 
nous obligent à jamais... » 


mes A) == 


Après des détails précis sur les rnasses de por- 
phyre accumulées sous les tropiques et la nomen- 
clature des minéraux, etc., les correspondants de 
l'Institut concluent ainsi leur rapport : 

« Voilà les objets que nous avons l’honneur de 
vous présenter, citoyens, et qui mériteront peut- 
être l’attention des citoyens Haüy, Vauquelin, 
Chaptal, Berthelot, Guyton et Fourcroy, dont les 
travaux ont tant contribué au progrès de la miné- 
_ralogie et de la chimie analytique. 

« Le vomissement noir et la fièvre jaune, qui 
font dans ce moment de cruels ravages à la Vera- 
Cruz, nous empêchent de descendre vers la côte 
avant le mois de brumaire, de sorte que nous ne 
pouvons espérer de nous rendre en Europe que 
vers floréal de l'an prochain... Peu avancés en 
àge, accoutumés aux dangers et aux privations, 
nous ne cessons de tourner nos regards vers l’Asie 
et les îles qui en sont voisines. Munis de connais- 
sances plus solides et d'instruments plus exacts, 
nous pourrons peut-être un jour entreprendre une 
seconde expédition, dont le plan nous occupe 
comme un rêve séduisant. » 

Enfin, au mois de septembre 1801, nos deux sa- 
vants par tirent pour leur immortelle expédition aux 
Cordillières ; ils arrivèrent à Quito le 6 janvier 1802. 


Le Are 


La vue de ces intrépides pionniers de la science 
enflamma d'enthousiasme un jeune Espagnol, le 
fils du marquis Sylva Alygre. Il fallut accepter 
chez lui les soins de la plus généreuse, de la plus 
touchante hospitalité. Les voyageurs s’y remirent 
de leurs fatigues, et quand leurs forces furent réta- 
blies, le jeune Sylva Alygre, entraîné par son 
admiration pour ses hôtes, refusa de les quitter, et 
s’associa à leur éntreprise. 

Ils partirent au commencement de juin de 
l’année 4809, firent pendant environ quinze jours 
les marches les plus pénibles et affrontèrent Îles 
dangers les plus imminents. Ils traversèrent d’abord 
les ruines du Rio-Bamba et de plusieurs autres 
villages engloutis, le 7 février 1797, avec plus de 
40,000 habitants, par le tremblement de terre le 
plus épouvantable dont on ait entendu parler 
dans ce pays. 

Ils visitèrent ensuite le Vésuve de l'Amérique 
méridionale, le redoutable Toungouragua, et par- 
vinrent, après d’incroyables efforts, au point appelé 
le Nevado de Chimborazo. 

Ils se trouvaient en présence du pic le plus élevé 
du Nouveau-Monde. À cet aspect, leur courage 
redouble : ni le froid excessif, ni la difficulté de 
respirer dans une atmosphère insuffisante, ni le 


os 


passage à travers ces glaces éternelles sur les- 
quelles le moindre faux pas les ferait rouler dans 
l’abime, rien ne peut ralentir l’ardeur des voya- 
geurs. Îls marchent, quand tout à coup une large 
et profonde crevasse vient arrêter leur audace et 
paralyser leur rééolution. Ils furent un moment 
comme désespérés. 

Cependant, à gauche, se dresse un môle énorme 
de porphyre, qui se projette au loin sur les parties 
inférieures, et qui forme le pic oriental le plus 
élevé. Les voyageurs l’escaladent et s’y établissent 
péniblement, à 19,500 pieds ou 6,500 mètres au- 
dessus du niveau de la mer, à 3,485 pieds au-des- 
sus du point auquel avait pu monter le célèbre La 
Condamine en 1745, à une hauteur enfin à laquelle 
nul homme ne s’était encore élevé. 

Ils tournèrent leurs instruments de mesure vers 
les cimes situées à l'occident, vers celles dont lac- 
cès leur était impossible, et ils constatèrent que 
cette Alpe inabordable les dominait encore de 
2,140 pieds, ou 713 mètres. 

Au point où ils étaient établis, l'air avait perdu 
la moitié de sa densité ordinaire; les poumons 
recevaient à peine, à Chaque aspiration, ce qu’il en 
fallait pour retenir la vitalité prête à s'échapper, et 
nos deux savants, pour avoir voulu toucher presque 


= à — 


aux limites de la terre et du ciel, se sentaient 
déjà sur les confins de la vie et de la mort. Ils per- 
sévérèrent cependant, et accomplirent toutes leurs 
opérations trigonométriques avec la Ps see 
exactitude. 

Ces fatigues, ces périls, ces angoisses, avaient 
leurs compensations, comme celle que goûtèrent 
les voyageurs le 23 juin 1802 et qui a été admi- 
rablement décrite par Humboldt (1) : 

« Nous avions passé dix-huit mois à parcourir 
sans interruption les détours et tous ies recoins de 
ces montagnes, et l'impatience de repaître enfin 
nos yeux du libre aspect de la mer était augmentée 
encore par les déceptions que nous avions si sou- 
vent éprouvées... Nous pûmes croire, en traver- 
sant le passage de Guangamaria, que nous allions 
assister encore à la ruine de nos espérances. Tan- 
dis que surexcités par l'attente, nous luttions contre 
l'obstacle de ces puissantes montagnes, nos guides, 
mal assurés de la route, nous promettaient d'heure 
en heure que nos désirs allaient être remplis. Par 
moments, la couche de nuages qui nous envelop- 
pait semblait s'entr’ouvrir; mais bientôt après de 
nouvelles hauteurs surgissaient devant nous et 


(1) Tableaux de la nature, WW, p. 347, 


ER re 


semblaient prendre plaisir à borner notre hori- 
zon…. Nous atteignimes enfin le point culminant 
de V’Alto de Guangamarca ; alors la voûte du ciel si 
longtemps voilée à nos regards se rasséréna subi- 
tement; le vent qui soufflait avec force du sud- 
ouest dissipa les brouillards, et lazur profond 
nous apparut à travers l'atmosphère transparente 
des montagnes, entre la ligne extrême des nuages 
effilés. Tout le versant occidental des Cordillières 
qui s'étend de Chorillos à Gascas se développa 
devant nos regards avec ses immenses blocs de 
quartz, longs de 12 à 14 pieds; il semblait que 
nous touchions aux plaines de Cholas et de Moli- 
nos et à la côte de Truxillo. Nous voyions enfin 
pour la première fois la mer du Sud; nous la 
voyions clairement qui faisait rayonner près du 
rivage une masse énorme de lumière, et s'élevait 
dans son immensité jusqu’à l'horizon. » 

Après avoir achevé tant d'importants travaux et 
avoir échappé à des dangers sans cesse renais- 
sants, ils se séparèrent du marquis deSylva Alygre, 
se rendirent au Pérou, parcoururent toute la nou- 
velle Espagne, visitèrent Lima, Guayaquil et enfin 
arrivèrent à Mexico au mois d’avril 4803, ayant 
ainsi passé tout une année dans des excès de tra- 
vail et de fatigue. 


ee 


Bonpland demeura plusieurs mois dans ce pays, 
l’étudia sous tous les rapports physiques et mo- 
raux, visita, non loin _ Mexico, is arbre fameux, 
l'énorme Cherostomon strant , que l’on croit 
être le dernier mai de cetle psc qui se soit 
conservé dans le Nouveau-Monde; cet arbre est 
moins rare ailleurs; on en cultive même quelques 
individus au Jardin-des-Plantes de Paris. Ce qu'il 
a de remarquable, c’est que, quoique rongé par 
les efforts de bien des siècles, le tronc de Mexico, 
mesuré par Bonpland, présentait encore une cir- 
conférence de 44 pieds. 

Après avoir exploré dans tous les sens et à tous 
les points de vue la patrie de Montézuma, après 
avoir multiplié des observations d’une exactitude 
remarquable sur tous les faits de la nature phy- 
sique et morale, Bonpland et Humboldt revinrent 
à la Havane en mars 1804, passèrent de cette ville 
à Philadelphie, et visitèrent l'Amérique septentrio- 
nale, explorant partout les trois règnes de la na- 
ture, les hommes et les cieux, partout accueillis 
avec admiration, et à Washington honorés de la 
réception la plus cordiale par Île président Jeffer- 
son. 

Enfin, le 9 juin 1804, six.ans après avoir quitté 
la France, après un voyage continuel de cinq 


"7 de 
années en Amérique, Humboldt et Bonpland s’em- 
barquèrent pour rentrer en Europe, et le 3 août 
1804, ils arrivèrent à Bordeaux. 

Quiconque voudra les suivre dans leur itiné- 
rare et connaître en détail leurs découvertes devra 
consulter leurs ouvrages; il y lira leurs droits à 
la reconnaissance publique inscrits en caractères 
ineffaçables. Observateurs impartiaux et conscien- 
cieux, ils voyaient par eux-mêmes et voyaient tou- 
Jours juste, parce que, libres de passions et de pré- 
jugés, ils ne désiraient, ne cherchaient que la 
vérité. Aussi l’histoire naturelle et la peinture des 
mœurs et des usages des différentes nations qui 
habitent l'Amérique ont été traitées par eux avec 
une vérité etune profondeur qui n’ont presque rien 
laissé à ajouter aux observations de ceux qui mar- 
chent aujourd’hui sur leurs traces. 

Quel critique oserait toucher à ce grand ouvrage 
composé avec tant de soins par MM. Bonpland et 
de Humboldt ? Qui serait même capable de s'élever 
à sa hauteur pour en juger tous les mérites di- 
vers ? Toutes les branches de la science de la na- 
ture, dans la plus vaste extension du mot, ont 
occupé l'esprit de ces infatigables observateurs. 
Livrés à leurs propres ressources, ils achevèrent 
la tâche difficile d'examiner et de décrire mille 


Ede- un 


richesses cachées qui, jusqu'alors, s'étaient dérobées 
aux recherches des savants : faits historiques, dé- 
tails statistiques, collections abondantes de géolo- 
gie, de minéralogie, de zoologie, de botanique, rien 
ne fut oublié, tout rentra dans le cadre de leurs 
travaux. | 

À Bonpland incomba le soin de la botanique, 
pour laquelle il avait tant de goût et qu’il avait le 
plus approfondie; tout autre que lui aurait été re- 
buté par le seul aspect d’une végétation si variée et 
si nouvelle. La plus grande partie des plantes qu'il 
rencontrait ne se trouvaient pas dans les catalogues 
les plus. complets qui existaient alors; l’herbier 
qu'il en composa contenait 6,000 espèces diffé- 
rentes. Il ne suffisait point de les recueillir :1l fal- 
lait les décrire, les classer, travail ingrat et pénible 
qui exigeait, avec toute la pratique et toute la 
science d’un botaniste consommé, la patience d’un 
serviteur zélé de la nature. Bonpland fournissait 
ainsi à Humboldt les matériaux et les exemples 
nécessaires à la eréation d’une science jusqu'alors 
à peu près inconnue, cette géographie botanique 
qui est leur œuvre commune. Bonpland, comme 
la nature dont il était l'interprète, prodiguait les 
faits auxquels Humboldt appliquait son imagina- 
tion de philosophe et de poëte. 


La récompense de ces mérites ne se fit pas at- 
tendre, dès que les deux savants annoncèrent qu’ils 
allaient donner au public leur Voyage dans des 
contrées équinoæiales. 

Jamais publication n’obtini un succès plus 
prompt, plus brillant, moins contesté; elle valut à 
ses auteurs l'estime des gens instruits, l'admiration 

issante de leurs itoyens, et une célébrité 
plus qu’européenne ; l'enthousiasme fut d’autant 
plus vif que le bruit de leur mort avait été répandu 
dans le public. Cette promesse éveilla le sentiment 
d’une vive curiosité, non seulement dans les classes 
éclairées, mais encore dans les esprits les plus 
étrangers aux connaissances scienlifiques, parce 
* que, aux détails précis et rigoureux de la science, 
les deux philosophes avaient su joindre la descrip- 
tion des usages et des coutumes que les peuples 
* primitifs de ces régions semblaient avoir conservés 
sans altération depuis la découverte du Nouveau- 
Monde. 

Ce travail laissait bien loin derrière lui tous ceux 
qui avaient été entrepris sur le même sujet ; it mit 
le sceau à la réputation des deux voyageurs, et les 
plaça au premier rang parmi les naturalistes. Cest 
qu’en effet il a rendu leur nom recommandable 
à la postérité, en découvrant tout un monde 


SE 


nouveau de merveilles naturelles. L'histoire de la 
science n'offre peut-être pas d’autre exemple d’une 
telle abondance de lumières versées tout à coup 
sur un si vaste pays, après d'aussi longues et d’aussi 
épaisses ténèbres. Au premier rang des événements 
mémorables qui distingueront dans l’histoire le 
commencement du XIXe siècle, les pacifiques an- 
nales ,des sciences n’oublieront jamais la révolu- 
tion féconde qui s’est opérée dans nos connaissances 
sur l'Amérique méridionale. 

Grâce à ces observations qui embrassaient une 
vaste partie du Nouveau-Monde, les sciences natu- 
relles ont pris un développement dont sont frap- 
pés tous les esprits philosophiques, et lhorizon 
qu’elles dominent s'étend chaque jour davantage. 
Pour déterminer et distinguer les races humaines, 
les animaux, les plantes, les’ phénomènes du 
monde physique, nous ne sommes plus confinés 
dans les champs étroits de l’Europe. De là le pro- 
digieux mouvement intellectuel accompli depuis un 
demi-siècle. Jamais on ne vit, en un temps aussi 
court, les connaissances humaines prendre un tel 
accroissement, à aucune époque l'esprit d’investi- 
gation ne s’est développé dans toutes les directions 
avec autant de puissance. Interrogées avec persé- 
vérance, les couches superficielles de notre planète 

4 


50 — + 
se sont ouvertes comme les feuillets d’un livre où 
les trois règnes de la nature ont leurs archives; où 
chaque espèce, avant de disparaître, a déposé son 
empreinte et son souvenir ; où l’homme lui-même, 
le dernier venu, a laissé les preuves de son antique 
existence, et les pages de ce livre immense ont ra- 
conté l’histoire de ces créatures innombrables qui, 
d'époque en époque, se sont transmis sUCCESSIVE- 
ment le flambeau de la vie. 

Le grand ouvrage de Humboldt et de Bonpland 
aurait dû, dès le principe, être mis à la portée du 
publie; au contraire, il fut imprimé in-folio et in- 
quarto, et la première édition fut faite avec un luxe 
tel, qu'il n’était possible qu'aux personnes très- 
riches d’en faire l'achat. Par exemple, chaque plante, 
peinte par Redouté, sur vélin parcheminé in-folio, 
coûtait cent cinquante francs; ce ne fut que lors- 
que les auteurs virent qu’ils ne pouvaient pas écou- 
ler‘ leur première édition qu'ils se décidèrent à en 
faire une édition in-89, qu'ils placèrent plus fa- 
cilement (1). 

(1) Voyage dans l'intérieur de l'Amérique dans les années 
1799-1804 ; Paris, Schœl et Dufour, 1807 et années suivantes. Il 
est composé de 11 volumes in-4o et 12 volumes in-fol., conte- 

nant la botanique ; 4 volumes in-fol., contenant les atlas. L’exé- 


cution de cette collection est parfaite sous tous les rapports, mais 
le prix en est très-élevé. 


Les travaux d’Aimé Bonpland ne se sont pas 
limités à la botanique, qui est son œuvre propre et 
qui ne devait pas former moins de vingt volumes 
du prix de 500 francs chacun. Il a encore secondé 
M. de Humboldt dans toutes les autres parties, et on 
peut dire en toute vérité que la moitié du travail doit 
lui être attribuée, plus la botanique. La preuve ho- 
norable pour tous deux s’en trouve dans cette lettre 
que de Rome, où il était allé en 1805 avec Gay- 
Lussac, Humboldt écrivait à Bonpland : 

« Nous ne faisons qu’un corps... Je vous ai mille 
grèces de la bonté avec laquelle vous corrigez mes 
manuscrits. Il n’y a que vous qui lisez bien ce que 
je griffonne... Vous me demandez des notions sur 
les maladies actérées, comme si vous n’en saviez pas 
plus que moi... Je me souviens que, de la Havane, 
j'écrivis à Wildenow qu'il vous dédiàt un genre, 
chose qui me ferait beaucoup de plaisir... Comment 
vont vos finances ? Je vous embrasse. 

« HumBoLpT (1). 


Six ans s'étaient écoulés depuis leur départ de 
France, lorsque, plus riches que ne l’a été aucun 
autre voyageur en collections de tout genre, en 


(1) Correspondance de A. sé Humboldt, recueillie et publiée 
par M. de la Roquette, t. L p. 176. 


EURE < 0 


faits nouveaux ou nouvellement vérifiés, en obser- 
vations importantes ou curieuses, en dessins pré- 
cieux et en écrits plus précieux encore, les deux 
voyageurs étaient rentrés en France. 

Toujours accompagné de Humboldt, Bonpland 
s'était aussitôt rendu à Paris. Au lieu d’y chercher 
le repos dont il avait tant besoin, il s’occupa sur- 
Je-champ de mettre en ordre tous les immenses 
matériaux qu'il avait recueillis. Il offrit sa collec- 
tion au Muséum d'histoire naturelle. Ce désintéres- 
sement lui valut les remerciments et une pension 
de l’empereur Napoléon. Ce ne fut que deux années 
après que les deux savants purent communiquer 


au public le fruit de leurs travaux, dont la publi- 


cation dura vingt ans (1807-1827). 


L'œuvre fut accueillie avec reconnaissance et: 


admiration par le monde savant, qui n'avait pas 
encore eu d'exemple d’une expédition aussi hardie, 
aussi féconde en découvertes et en renseignements 
sur toutes les branches des connaissances hu- 
maines. De cette époque datent les relations affec- 
tueuses et intimes de Bonpland avec les savants 
les plus éminents de la France : Gay-Lussac, Arago 
et Thénard. 


CHAPITRE HI. 


Bonpland à la Malmaison, 


Au retour de ce long et intéressant voyage, 
Bonpland ayant envoyé à limpératrice Joséphine 
une collection de graines d'Amérique, fut prié par 
elle de les faire semer dans les serres de la Malmai- 
son et d'en surveiller la culture. Un choix éclairé 
par la reconnaissance appela bientôt Bonpland 
à vivre et à occuper un appartement dans le palais 
du plus grand des souverains de l’Europe. L’im- 
pératrice Joséphine, protectrice des arts et des 
sciences, et passionnée pour la botanique, prodi- 
guait des sommes considérables pour faire de la 
Malmaison une des résidences les plus somptueuses 
de France; elle fit nommer Bonpland intendant de 


— 54 — 


ses domaines. Alors, au milieu des plus belles pro- 
ductions de la nature. des arbres les mieux choi- 
sis, des plantes exotiques les plus rares, entouré 
des plus brillantes fleurs de toutes les parties du 
elobe, Bonpland, au comble de ses vœux, ordon- 
nait et dirigeait tout avec une autorité suprême. 
* Qui, mieux que lui, pouvait prévenir ou réaliser les 
désirs de l’'Impératrice, en disposant ces sites en- 
chanteurs où, dans ses courts moments de repos, le 
maitre du monde venait chercher un délassement? 

Souvent Bonpland eut l'honneur de parler de 
ses voyages à Napoléon Ier, et son plus grand 
bonheur était d'initier l'Impératrice aux études 
auxquelles il avait lui-même consacré sa vie. Douée 
d’une vaste mémoire et d’un goût exquis, Joséphine 
avait appris les caractères spécifiques des plantes 
réunies dans ses serres ; elle aimait à les désigner, 
non par leurs noms vulgaires, mais par ceux que 
Linné leur a imposés. Pour montrer ses progrès à 
son maître, elle se plaisait à lui dire parfois avec 
aménité : « Eh bien! Monsieur Bonpland, com- 
ment se porte la bonplandia geminiflora ? » non 
pas que cette fleur fût la plus belle de ses jardins, 
mais parce que c'était une manière de rappeler 
à son professeur que Cavanilles avait donné à cette 
plante le nom de Bonpland. 


en 


Les preuves d'estime et d'intérêt ne manquaient 
pas à Bonpland ; il occupait une place distinguée à 
la cour, comme l’un des administrateurs de la Mal- 
maison et du château de Navarre, qui étaient ran- 
_ au nombre des plus somptueux domaines de 
la France. A ce titre, il a pu constater que José- 
phine ne mérita pas toujours le reproche de pro- 
digalité qui ne lui a pas été épargné. Par exemple, 
la ménagerie de la Malmaison était aloës fort peu 
nombreuse; il fallait, pour l’entretenir convenable- 
ment, faire une dépense considérable; Joséphine 
préféra y renoncer résolument. 

Bonpland la vit ainsi plus d’une fois abandonner 
des projets nourris pendant plusieurs mois, sur la 
seule observation que la dépense serait excessive ; 
c’est ainsi qu’elle se priva du palais qu'elle voulait 
faire élever à Navarre. 

Aimant les fleurs avec passion, elle voulut avoir 
des serres qui pussent, en tout temps, lui en four- 
_nir de rares et de belles. Le pare de la Malmaison 
était charmant et supérieurement tenu, sauf les 
eaux qu'on ne put jamais avoir claires, parce 
qu'elles étaient retenues par des lits de glaise. Mais 
en y groupant des arbres étrangers, des fleurs é écla- 
tantes, des gazons Loujours verts, Donpiand fit de 
celle dorer uu séjour délicieux et un objet 


PR 


d'admiration pour toutes les personnes admises 
aux réceptions et aux fêtes quiétaient magnifiques ; 
car dans ces Jours heureux, tout respirait la sé- 
duction et la grandeur autour de cette princesse, 
qui ouvrait les portes de son palais à la société la 
plus distinguée et la plus brillante. 

M. Bonpland aimait à rappeler deux charmants 
voyages qu'il avait faits, par ordre de S. M. l’Impé- 
ratrice, à Berlin et à Vienne. — Ces promenades 
avaient pour objet de rapporter de ces deux grandes 
villes quelques plantes rares et quelques curiosités 
qui n’existaient pas à la Malmaison. 

Dans la capitale de la Prusse résidait son ami, 
son frère, qui l’appelait de ses plus pressantes ins- 
lances ; nous avons comme preuve une lettre con- 
fidentielle de Humboldt : 


e 
À M. Bonpland, intendant du domaine de la 
Malmaison. 


« Ce 30 septembre 1810. 


€ Tu sais, mon cher ami, combien j'aime à 
Le de petits services à des persannés qui te 
sont chères... » 


a M 


Et après avoir réclamé de lui sa rédaction pour 
la publication de leur voyage, il termine en ces 
mots : 

« J'espère que nous te verrons bientôt ici, mon 
cher Bonpland. Je t'embrasse de cœur et d'âme, 
et je saurai dans un mois si tu m'aimes encore 
un peu pour faire ce que je te prie. 

« HumBOLDT. » 


Le baron Alexandre de Humboldt servit de 
guide à Bonpland; il l’accueillit en frère, le pré- 
senta à sa famille, à ses amis et aux nombreux 
savants qui ne s'étaient pas expatriés. Bonpland 
connut aussi à Berlin plusieurs personnages de la 
cour qui n’avaient pas suivi le roi et la reine, et 
qui ne pardonnaient point aux Français la victoire 
d'Iéna. Il eut enfin l’honneur d’être présenté au 
prince et à la princesse d'Hatzfeld, qu'un épisode 
récent rendait intéressants. On se rappelle le ta- 
bleau très-connu de Steuben, qui représente Mme la 
princesse d'Hatzfeld jetant au feu une lettre auto- 
graphe du prince, qui devait le faire condamner à 
mort, et que l’empereur Napoléon a la générosité 
de lui abandonner. Dans cette lettre, le prince, qui 
était resté après le départ du roi de Prusse, gou- 
verneur général de Berlin, rendait compte à son 


HR ve 


maître des mouvements de l’armée française, de sa 
force, de sa composition, etc, etc. 

Bonpland trouvait encore dans ses dernières 
années un charme tout particulier à s’entretenir 
de cette aimable famille; il y avait dîné assez sou- 
vent, et se rappelait avec admiration le palais 
qu’elle habitait, surtout la belle serre, qui ren- 
fermait une collection de plantes rares, dont il 
emporta un choix fait par lui, et offert par la 
princesse à S. M. l’Impératrice. « Quel plaisir 
J'éprouvais, disait-il, lorsque dinant dans cette 
serre, qui était vraiment un lieu enchanteur, je 
voyais la neige tomber en abondance et s’attacher 
aux vitres, tandis que nous étions chaudementt assis 
à une bonne table couverte de mets délicats! Vivrait- 
on ce qu’a vécu Mathusalem, on ne peut jamais ou- 
blier de tels jours de bonheur. Hélas! depuis cette 
époque fortunée, j'ai traversé de rudes épreuves ! » 

Le pra d’acclimatation de Berlin fut égale- 
ment mis à contribution par Bonpland, aussi bien 
que les collections de quelques riches amateurs ; 
il regagna Paris, emportant une riche et abondante 
récolte, très-flatté de l'accueil aimable qui lui 
avait été fait, et de l'empresszment qu'on avait 
mis à lui rendre he facile Rent de 
sa 1NiSSiOn. 


— 59 — 

À la suite de son voyage à Vienne, il ne tarissait 
pas non plus en éloges sur les hommes savants par 
lesquels il avait été reçu. Dans la capitale de l'Au- 
triche, chaque partie de la science était représentée, 
la botanique, la géologie, la métallurgie ; la statis- 
tique en particulier était cultivée par un homme 
dont le mérite et la mémoire prodigieuse frappè- 
rent Bonpland. Il s’y rencontra avec M. Cadet de 
Gassicourt, envoyé par S. M. l'Empereur, qui a 
rendu compte de son voyage et de son séjour dans 
une publication fort intéressante. 

Bonpland emporta également de Vienne une 

collection de plantes rares qui vinrent enrichir les 
serres de la Malmaison, déjà si abondamment four- 
nies ; il s’éloigna à regret des nouveaux amis dont 
il avait mérité les sympathies par son instruction 
spéciale, par les connaissances variées dont il avait 
fait preuve, aussi bien que par l'amabilité et la 
douceur de son caractère. 

De retour en France, Bonpland fut appelé par 
la confiance de l’Impératrice au spectacle de ses 
plus cruels déchirements de cœur. 

Joséphine était fort attachée à Napoléon ; on peut 
même dire qu’elle aimait avec passion. Elle ne put 
done sans le plus violent chagrin se voir séparée de 
l'homme extraordinaire auquel elle avait consacré 


— 60 — 


son existence. Napoléon brisa violemment les liens 
qui le liaient à la compagne de sa gloire et de ses 
premiers triomphes. Dépouillée en un jour des 
faveurs de la fortune, elle descendit du trône où 
elle avait été portée comme «1 elle eût abdiqué vo- 
Jontairement; elle entendit même avec sérénité le 
décret qui lui annonçait sa chute ; elle eut assez 
de force de caractère, peut-être assez d’amour 
pour consentir au sacrifice; elle pensa qu’un tel 
désintéressement lui assurait à jamais le bonheur 
de rester lame de l'Empereur, de le voir, de l’en- 
tretenir quelquefois. Après avoir pris cette coura- 
seuse résolution, rien ne put lui paraître difficile : 

« Ce n’est pas la perte de la couronne qui 
m'afilige, dit-elle, ce jour-là même, à Bonpland; 
mais c’est la perte de l’homme que j'ai le plus 
aimé dans ma vie, et que je ne cesserai d'aimer jus- 
qu’au tombeau. » 

Bien des années après cette triste scène, Aimé. 
Bonpland, les yeux mouillés de larmes et la voix 
tremblante d'émotion, répétait encore ces paroles 
de l’Impératrice. 

Depuis le divorce, Joséphine habitait uniquement 
la Malmaison; elle y avait un état et ÿ tenait une 
cour conforme à son rang passé. Telle était la 
volonté de l'Empereur, qui voulait même qu'on 


LE 


n'y relâchât rien des lois de l’étiquette, parce que, 
disait-il, Joséphine avait été sacrée. Napoléon lui 
“ayant écrit que le palais de la Malmaison était 
pour tous deux plein du souvenir de sentiments 
qui ne pouvaient et ne devaient jamais changer, 
c'était à ce titre surtout, et à cause de la proximité 
de Paris, des Tuileries, que cette résidence était 
chère à Joséphine. L'appartement qu'y avait habité 
Napoléon resta vacant; elle ne voulut pas qu'on y 
touchàt ; tout y fut laissé dans le même état : dans 
son cabinet, un livre d'histoire posé sur son bu- 
reau et marqué à la page où il avait suspendu sa 
lecture; la dernière plume dont il s'était servi; 
dans sa chambre, des vêtements épars sur les siéges. 
Joséphine appelait tout cela ses reliques, et se 
chargeait elle-même de veiller à leur conservation. | 

Elle aurait désiré voir Marie-Louise dans l'inté- 
rêt même de son bonheur; elle aurait voulu lui 
offrir quelques conseils sur les moyens de plaire à 
Napoléon et de le rendre heureux. 

L'Empereur était disposé à mener la nouvelle 
Impératrice à la Malmaison ; Marie-Louise s'y re- 
fusa et fondit en larmes; elle était si jalouse de 
Joséphine, que celle-ci jugea convenable d’aller s'é- 
tablir au château de Navarre. 

Quelque temps après le divorce, Napoléon fit 


Se 


prévenir Joséphine qu’il irait la visiter le lendemain. 
L'idée de voir près d’elle celui qui, malgré son 
abandon, possédait encore toutes ses affections, 
agita le cœur de cette pauvre femme des émotions 
les plus vives. Le peu de temps qui se passa entre 
Ja nouvelle et l’arrivée de l'Empereur fut employé à 
donner à cette entrevue le caractère d'un événe- 
ment mémorable; on fit des préparatifs immenses. 
Ce qui préoccupa le plus Joséphme, ce fut de pré- 
parer des fleurs : « Demain, dit-elle à Bonpland, 
tout doit être joie et plaisir autour de moi; j'at- 
tends l'Empereur. Que tous les coins du palais 
soient ornés de fleurs; je voudrais les faire naïitre 
sous mes pas. » Pendant cette journée, Joséphine 
oublia ses regrets et ses peines ; elle fut toute au 
souvenir de son bonheur passé, à l'illusion du rêve 
présent. Par une délicatesse facile à comprendre, 
elle reçut l'Empereur sur le péristyle du palais et 
causa avec lui en présence de ses courtisans; elle 
n’ignorait pas l’opposition que Napoléon avait dû 
vaincre pour lui rendre cette visite qu'avait retar- 
dée, non pas son indifférence, mais la jalousie de 
sa nouvelle épouse. 

Napoléon ne voulut pas se retirer de la Malmai- 
son sans visiter les riches collections de plantes 
“qu'avait réunies Bonpland dans ses magnifiques 


R— 


jardins d'hiver. Il ne lui ménagea pas les éloges, 
admirant ses nouvelles conquêtes, et le féhicitant 
des bons résultats donnés par ses essais d’acclima- 
tation. Si bien encouragé, le naturaliste entreprit 
et publia la description des plantes rares qui se 
trouvaient à Navarre et à la Malmaison. Ce fut un 
des plus beaux ouvrages qui sortirent des presses 
de Paris; il était orné de belles gravures dessinées 
par les meilleurs artistes de France (1). 

L’abdication de l'Empereur à Fontainebleau 
brisa le cœur de Joséphine; on peut affirmer qu'il 
n'y avait rien d’égoiste dans ses regrets, car sa 
position personnelle n’en souffrait aucun change- 
ment. Au milieu des révolutions qui s’'accomplis- 
saient dans les hommes, les choses, les opinions et le 
gouvernement, en France, les vainqueurs eux- 
mêmes se plaisaient à entourer d’attentions déli- 
cates la princesse qui avait été la seule, la vraie 
compagne de Napoléon; l’empereur Alexandre, le 
roi de Prusse, les ambassadeurs et les généraux 
des armées étrangères vinrent lui présenter leurs 
hommages dans sa retraite silencieuse de la Mal- 
maison. 

Une garde d'honneur veillait sur sa personne 


(1) Description des plantes rares cultivées à la Malmaison. 
Cet ouvrage parut par livraisons, de 1812 à 1816. 


re 


et ses propriétés; nul n'aurait eu l'audace de les 
profaner. Bien que l'intérêt témoigné par les enva- 
hisseurs de la France fût une preuve de leur res- 
pect, absorbée dans sa douleur, Joséphine eût voulu 
se soustraire à ces visisites officielles. | 

« Ce n’est pas ici ma place, disait-elle un jour 
à Bonpland, devenu le confident intime de ses 
peines; l'Empereur est seul et abandonné ; je vou- 
drais être auprès de lui pour l’aider à supporter 
son infortune. Mais puis-je le faire? Jamais je n’ai 
tant souflert d’avoir perdu le droit d'accomplir ce 
devoir. J'ai pu me résigner à vivre loin de lui, 
tant qu'il a été heureux; aujourd’hui qu'il est 
malheureux, quel supplice d’être éloigné de lui! » 

En effet, le coup mortel était porté ; rien ne pou- 
vait sauver une existence qui dépendait de celle de 
Napoléon. Joséphine, douée d’une ardente sensibi- 
lité, vivait en proie à une agitation continuelle, et 
les soins mêmes que lui rendaient tous les princes 
aggravaient son mal, en renouvelant des souvenirs 
déchirants. Forcée d’étouffer ses larmes, et blessée 
à chaque instant par les coups de serviteurs in- 
grats qu'elle avait comblés de ses bienfaits, José- 
phine était hors d’état de soutenir les assauts 
d'une maladie sérieuse. Aussi l’esquinancie dont 
elle fut atteinte ne tarda pas à prendre un caractère 


ni 0 
grave ; elle se transforma très-vite en une violente 
angine Couenneuse, qui, en lrois jours, termina la 
vie et les souffrances de la victime. 

Pendant sa maladie, Joséphine appelait souvent 
Bonpland, et, quoiqu'il ne fût pas son médecin, 
elle aimait à lui demander son avis. La veille de sa 
mort, elle parut deviner à ses paroles que son état 
était désespéré; elle se tourna aussitôt et demeura 
dans un mutisme que rien ne put rompre, Dès 
lors tous les secours de l’art furent inutiles: les 
soins lui furent prodigués en vain par les docteurs 
Laserre, Horeau, Bourdois de la Motte. L’empe- 
reur Alexandre envoya son premier médecin ; il fit 
lui-même de fréquentes visites à l’illustre malade. 
Ïl était dans le parc de la Malmaison lorsqu'elle 
expira, le 29 mai 1814, dans les bras de ses enfants 
et de quelques amis qui lui étaient restés fidèles. 

Quelques moments avant sa mort, on lui enten- 
dit prononcer par intervalle et pour toutes paroles : 
« L'île d’Elbe! Napoléon !.… » Depuis longtemps elle 
ne vivait qu'en lui; il eut aussi sa dernière pensée. 
Elle mourait à cinquante ans, juste un mois après 
que Napoléon avait quitié le sol de la France. 

Bonpland, témoin de cette scène de deuil, en con- 
serva dans son âme la plus vive impression; il versa 
des larmes non sur sa fortune brisée, mais sur la 

5 


LS: : PRE 
mort prématurée de cette princesse, qui encoura- 
geait ses travaux de sa haute protection et de ses 
suffrages. Quarante ans après, Bonpland ne pou- 
vait contenir son émotion quand il montrait à ses 
amis un portrait en miniature entouré de diamants, 
que l’Impératrice lui avait donné comme dernier 
souvenir. 

Avec Joséphine, la Malmaison perdit l'éclat et la 
vie : la décadence fut aussi prompte que la créa- 
tion avait été rapide et merveilleuse. 

Bonpland eut le regret de voir se flétrir sous ses 
yeux le fruit de tant de soins intelligents, de tant 
de dépenses et de travaux multipliés. 

En quelques mois, le pare était devenu mécon- 
naissable : les arbustes rares qu'on y admirait à 
chaque pas avaient déjà disparu; à la place d’un 
bosquet touffu de rhododendrons, une large fosse 
envahie par les mauvaises herbes ; au lieu des bril- 
lants massifs de fleurs, du chiendent, de hautes 
luzernes, des eaux vertes et croupissantes, exhalant 
partout une odeur infecte. 

Déjà le séjour de la France avait perdu tous ses 
charmes pour Bonpland. 5 

Quelques démêlés avec les exécuteurs testamen- 
taires de Joséphine le déterminèrent à presser le 
moment de son départ pour l'Amérique méridionale. 


CHAPITRE IV. 


Retour en Amérique. 


Bonpland avait toujours aimé à se reporter vers 
le passé, vers ces temps où il parcourait les riches 
provinces de la Nouvelle-Espagne. Alors il lui pa- 
raissait qu'il lui restait beaucoup à faire pour rem- 
plir le programme qu'il s'était tracé; il sentait que 
la botanique surtout offrait beaucoup de lacunes à 
combler. Il voulait, disait-il, aux plantes équinoxia- 
les ajouter celles qui embellissent la zone tempé- 
rée, que Commerson avait observée légèrement. 
M. Rivadavia, qui se trouvait alors à Paris, l’enga- 
gea à partir. Bonpland s’embarqua sur un navire 
qui devait appareiller pour le Rio de la Plata, et 


“ 


pond Ce us 
après une traversée heureuse il arriva à Buenos- 
Ayres à la fin de 1816. 

Don Bernardino Rivadavia y était envoyé en 
qualité d'agent confidentiel du gouvernement de 
Buenos-Ayres ; il cherchait par tous les moyens 
en son pouvoir à engager tous les hommes de mé- 
rite qu'il rencontrait sur son chemin à se rendre à 
Buenos-Ayres ; il leur dépeignait cette ville comme 
un Eldorado, où ils devaient trouver la fortune et 
un bien-être que l’Europe ne leur offrait plus au 
milieu du désordre des convulsions politiques. 
C'est ainsi qu'il séduisit Bonpland, aussi bien que 
MM. Mora et de Angelis.— La déception pour ces 
Messieurs fut complète, et aucune des promesses 
qui leur avaient été faites ne se réalisa. Bonpland 
demanda au travail les moyens de vivre; il exerça 
la médecine, mais ne sut jamais se faire payer ses 
honoraires ; il essaya aussi un peu d’agriculture, 
mais sans succès, faute de capitaux ; il se fit même 
distillateur, horticulteur, jusqu'au moment où il se 
rendit dans la province de Corrientes et dans celle 
des Missions. 

M. de Angelis, Napolitain appartenant à une 
famille distinguée, se fit publiciste, imprimeur, 
instituteur. C'était un homme érudit : il avait été 
l’un des précepteurs des fils du roi de Naples, 


L] 


=... : RDA 


Joachim Murat, et avait accompagné S. M. la reine 
Caroline dans son voyage de Naples à Trieste, 
lorsqu’elle dut abandonner son palais et son auto- 
rité. Rien ne lui réussit. 

M. Joaquim Mora, Espagnol, homme très-distin- 
gué, avocat de profession, fut mieux avisé : après 
avoir résidé à Buenos-Ayres pendant deux années 
environ, et y avoir publié le journal /a Chronique 
avec la collaboration de M. de Angelis et des deux 
frères Varela (Juan Cruz et Florencio), il partit 
pour le Chili, passa au Pérou et rentra en Espagne, 
où il a joué un rôle important comme publhiiste 
et comme député aux Gortès. 

M. Rivadavia, à son retour à babnoésAyrés, de- 
“vint ministre, président de la République Argen- 
tine, séduisit son pays par des théories eura- 
péennes d'ordre, de bonne administration; mais 
ces réformes étaient prématurées; le novateur, 
voulut improviser un État européen chez un peu- 
ple qu’il ne connaissait que peu ou point,et qui était 
lui-même très-ignorant en de semblables matières. 
Enfin, Rivadavia était impérieux par caractère, 
dur dans le commandement, vain, d’un pouvoir et 
d’une influence qui ne s’étendaient pas au-delà de la 
province de Buenos-Ayres; de ces causes diverses, 
il résulta que le gouvernement du président n’eut 


ee 0 


pas de durée, qu'il fut la victime d’un parti qui le 
renversa sans presque rencontrer d'opposition. Cette 
révolution a contribué à préparer le règne de Juan 
Manuel Rosas, dont le souvenir ne s’effacera jamais 
de la mémoire des provinces Argentines. 

Notre illustre naturaliste se trouvait done de 
nouveau sur ce continent américain, théâtre de ses 
premiers travaux et de ses premiers succès : il fut 
reçu et accueilli à Buenos-Ayres par tout ce qu'il 
y avait d'hommes distingués et intelligents. Sans 
retard, il se mit à parcourir la province pour se 
livrer à l'étude de la botanique ; mais il ne put le 
faire que dans un rayon très-étroit. L’agitation ré- 
volutionnaire du pays n’était pas favorable aux re- 
cherches et aux travaux pacifiques des savants, car 
Bonpland arrivait dans le bassin de la Plata au 
début même de cette fermentation politique dont 
les désordres se sont accrus et multipliés depuis et 
ont découragé l'immigration européenne, sollicitée 
d’ailleurs par la séduction du elimat. 

En 1817, l'indépendance des provinces du Rio 
de la Plata, proclamée par le congrès de Tucu- 
man, avait beaucoup d'obstacles à surmonter et 
des ennemis puissants à combattre. Artigas (1) 


(1) Artigas s’est rendu fameux par des crimes qu'aujourd'hui 
l’on cherche à pallier, en le proclamant le patriote par excellence, - 


mn Tone 
maintenait dans la république orientale de FUru- 
guay une anarchie qui se propageait aussi dans 
les provinces de l'Entre-Rios et de Corrientes ; 
le dictateur Francia gouvernait despotiquement 
le Paraguay et empêchait toute communication 
avec l'étranger ; San-Martin organisait une armée 
pour aller délivrer le Chili; l'épée de Bolivar n’a- 
vait pas encore assuré l’indépendance de la Co- 
lombie; enfin, le haut et le bas Pérou étaient 


* 


maintenus sous la domination espagnole, dont les 


armées occupaient les points principaux de ces 
colonies. Partout on marchait sur un volcan; par- 
tout il y avait danger à voyager sur l'immense 
étendue du continent américain. 

Bonpland, ainsi contrarié dans ses projets, et 
obligé de séjourner à Buenos-Ayres, accepta d’abord 
l'offre que lui fit le gouvernement de la chaire de 
pathologie interne à la Faculté de médecine; mais, 


L'histoire ne peut l'absoudre; les malheureux Espagnols sont là 
pour appuyer les accusations portées contre son administration, 
sa personne et ses agents. 

C’est en vain que les gouvernements s’évertuent à donner son 
nom à un village formé sur la frontière, aux bords du Yaguaron, 
ainsi qu’à une place située entre la ville et le Cordon, à Montevi- 
deo; en vain on a décrété qu'une statue lui sera élevée sur cette 
même place; rien ne peut empècher qu’Artigas ne_soit cité au 
nombre des hommes qui <e sont fait hair pour leurs exactions, et 
qu’il serait bien plus sage de chercher à faire oublier. 


CR 


bientôt entraîné par l’amour de ses études de pré- 
dilection, 1 abandonna sa place, prit son essor, et 
s’en alla fonder un établissement agricole et conti- 
nuer ses travaux scientifiques dans la province de 
Corrientes, sur le territoire des anciennes missions 
des Jésuites (1), entre les fleuves de l’Uruguay et du 
Parana; il trouvait au milieu de ce désert la soli- 
tude, le calme et le recueillement, seuls objets 
de ses désirs. 

Ce n’était pas que d’une manière constante des 
souvenirs d'Europe ne vinssent lui rappeler ses 
amis, satisfaire un juste amour-propre et raviver 
les étincelles d’une ambition que la chute de 
Napoléon semble avoir à jamais étouffée. C’est à 
cette époque que se place une charmante lettre 
d'A. de Humboldt à son vieil ami, qui était toujours 
présent à son affectueux souvenir. Cette lettre a 
de plus l'intérêt de contenir le récit détaillé de 
l'élection de Bonpland à l’Institut : s 


« Paris, 28 janvier 1818. 


« Je profite, mon cher et excellent ami, du départ 
de M. Thonnin pour te donner de nouveau signe 
de vie, et te renouveler l'expression de mon cons- 


(1) Voir Arpenpice. Note sur les Missions. 


tant et affectueux attachement. Je t'ai écrit déjà 
cette même semaine par la voie de M. Charles de’ 
Vismes.…. Hélas! mon cher ami, toutes les personnes 
autour de moi, MM. Delille, Lafon, Delpech, ont 
des lettres de toi, dans lesquelles tu leur parles de 
ta situation et de ton bonheur domestique, et moi, - 
depuis ton départ jusqu'aujourd’hui, je n’ai eu que 
ce seul petit billet qu'a porté M. Alvarez. C'était 
une simple lettre d'introduction qui ne dit pas un 
mot de ce qui m'intéresse si vivement, de tes tra- 
vaux, de ton contentement, de la considération dont 
tu jouis à si justes titres. Ceci n’est pas un repro- 
che, mon excellent ami; cette lettre unique m’an- 
nonce même que tu m'en as écrit d’autres. 

« L'idée ne me vient pas que tu pourrais m’ou- 
_blier; mais c’est une privation pour moi que de ne 
pas avoir de tes lettres. M. Thonnin veut bien se 
charger de la lettre de ta nomination à l’Académie 
des sciences comme correspondant. À cette énorme 
distance, tu y mettras peut-être quelque prix. Tu 
Pas emporté dès le premier tour de scrutin sur 
M. Smith, ce qui n’était pas facile à cause de la 
sotte question d'âge, si importante pour les vieux 
académiciens. Premier tour de scrutin, M. Bon- 
pland, vingt-quatre voix; M. Smith, vingt et une. 
Second tour, majorité absolue pour M. Bonpland, 


mas TE 


Je crois quarante. Les personnes qui nous ont le 
‘plus soutenu dans cette lutte honorable sont : 
Arago, Gay, Thénard, Chaptal, MM. Laplace, 
Bertholet. Les botanistes penchaient, comme tou- 
jours, pour M. Smith. M. Laplace a parlé de ton 
mérite avec beaucoup de chaleur, ce qui a produit 
d'autant plus d’effet qu’il y a généralement beau- 
coup d'économie de chaleur dans ce noble pair. 
Mais je te parle trop longuement d’une Académie ; 
ce n’est pas un objet bien imposant, lorsqu'on a 
comme toi le bonheur d’être environné de la nature 
majestueusé des tropiques. 

« de te conjure, mon cher Bonpland, de nous en- 
voyer les plantes que tu nous as promises pour les 
Nova genera, et qui ont été placées dans tes caisses, 
même contre ta volonté; tu sens combien elles nous 
manquent, et nous espérions que tu les enverrais 
dès ton arrivée à Buenos-Ayres. Tu peux adresser 
ces plantes ou à Londres, à mon frère, ministre de 
Prusse, où à M. Pank, ou à moi, à Paris, ou au 
président de l’Institut. Je mets beaucoup de prix à 
cette prière. Adieu, mon cher et ancien ami. Pré- 
sente les expressions affectueuses de mon souvenir 
et mes respects à madame B... Kunth me charge 
de mille choses pour toi. Je te renouvelle ma ten- 
dre amitié. | À. DE HuMBOLDT. » 


TEE ce 


Là, sous la protection de son ami M. Ferré, gou- 
verneur du pays, Bonpland faisait des excursions 
scientifiques et s’occupait surtout de grande culture. 
L’essor de l'établissement qu'il avait fondé donna 
bien vite à cette province une vie commerciale qui, 
depuis longues années, lui était inconnue. Toutefois, 
les commencements furent très - pénibles ; mais 
Bonpland était déjà parvenu à vaincre les premières 
difficultés qui entravent toujours les entreprises de 
celte nature, quand le caractère ombrageux du 
docteur Francia, gouverneur du Paraguay, s’alarma 
de ses progrès pacifiques. D’absurdes soupçons s’é- 
levèrent dans l'esprit du dictateur ; comme tous les 
pouvoirs despotiques, cet étrange personnage, qui 
exerça jusqu’à l’âge de quatre-vingt-quatre ans 
une dictature absolue de trente années, soupcon- 
nait partout la trahison ; il vit dans le naturaliste 
un espion et craignit que, sous prétexte de bota- 
nique, Bonpland ne vint le surveiller; de plus, il 
redoutait pour le commerce du Paraguay le tort 
que pouvait lui occasionner la culture de l'herbe 
maté, entreprise d’après un système nouveau (1). 
Enfin il supposait que Bonpland faisait cause com- 
mune avec Ramirez, son ennemi. Bien que léta- 


(4) Voir APPENDICE. Note sur le male. 


+ 


Te 


blissement du colon français à Santa-Anna fût 
situé sur la rive orientale du Rio Parana, par consé- 
quent dans une province séparée du Paraguay par 
une très-large rivière, le dictateur résolut de dé- 
truire l’exploitation et de faire enlever le propriétaire. 
M. Reugger, qui vit Francia le 28 décembre 1821, 
raconte ainsi sa conversation avec le dictateur (1): 

« Le dictateur me dit que M. Bonpland était 
son prisonnier depuis quelques j Jours. « M. Bon- 
pland, ajouta-t-il, avait formé un établissement 
pour la préparation de l'herbe du Paraguay avec 
les Indiens, qui lors du passage d’ Artigas étaient 
restés dans les missions détruites d'Entre-Rios. 
Voulant établir des relations avec moi, il est venu 
deux fois sur la rive gauche du Parana, vis-à-vis 
d'Ytapua, afin de me faire remettre des dépêches 
du chef de ces Indiens; mais ces dépêches étaient 
écrites de sa propre main. Je n’ai pu souffrir 
qu'on préparât de l'herbe dans ces contrées qui 
nous appartiennent; il en serail résulté trop de 
tort pour le commerce du Paraguay... Je cher- 
chaï à justifier ce célèbre voyageur; mais le dicta- 
teur m'imposa silence et ajouta d’un ton irrité : 

- Enfin, j'ai trouvé parmi les papiers de M. Bon- 


(1) Essai hislorique sur ta révolution er Paraguay, par 
MM. Reugger et Laruns: Pare 1827, p. 115. 


* 


OO  — 
pland deux lettres, l’une de Pamirez, l'autre de son 
lieuteuant Garcia, qui commande à la Baxada; 
toutes deux m'ont démontré ce que je soupçon- 
nais déjà, que cet établissement n’était formé que 
pour faciliter une invasion dans le Paraguay. » 

À ce roman de la mauvaise foi et d’une hypo- 
condrie soupçonneuse, il faut opposer le tableau 
de la réalité, telle que les récits de Bonpland l'ont 
mille fois retracée. 

Bonpland avait eu en effet la loyauté naïve d’é- 
crire à Francia, pour lui dire qu'il occupait un 
territoire situé entre le Paraguay et la République 
Argentine, et même de lui exposer tout au long 
ses projets et ses plans pour la culture de la yerba 
qui produit le maté. Il allait souvent se promener 
à cheval sur les bords du Parana; là, il s’asseyait 
et rêvait : à quoi? au Paraguay, à sa végétation gi- 
gantesque, à ses richesses naturelles, à celles que 
l'industrie pourrait en faire sortir, créant par la 
pensée une foule d'établissements qui n'existent 
pas; et son unagination aidant sa philanthropie, il 
rêvait et rêvait des heures entières. Une après-midi 
de l'été de 1821, qu'il était plongé dans une de ces 
rèveries, il en fut tiré par le bruit d’un canot qui 
descendait le fleuve devant l'endroit même où il 
était assis ; au lieu de le laisser s'éloigner, Bonpland 


+. 


eut l’imprudence bien naturelle de se lever, de 
s'approcher du fleuve en faisant des signaux aux 
hommes qui étaient dans l’embarcation. Après quel- 
ques moments d’hésitation, le canot changeant de 
direction vint jusqu’à portée de la voix, demander 
ce que l’on voulait, ce que l’on souhaitait. 
L’officier s’adressant à M. Bonpland, lui demanda 
ce qu'il désirait ; notre compatriote lui demanda 
s'il connaissait don Juan Tomas Ysasi, grand ami 
du dictateur suprême, et qui était au Paraguay 
avec deux navires; ces deux navires devaient quitter 
le Paraguay chargés d'herbe maté, de tabac et 
de cuirs. Cette simple marque d'intérêt pour Ysasi 
valut à ce dernier quatre années de détention. 
L’officier répondit à Bonpland que dans huit jours 
il lui apporterait la réponse; le jour venu, — c’é- 
tait un vendredi, — Bonpland monta à cheval suivi 
de son majordome et d’un domestique. À peine 
était-il sur le bord du Parana, qu'il vit veuir 
le canot, monté par le même officier, qui cria à 
Bonpland : « Le dictateur suprême vous fait dire de 
vous en retourner à votre maison. »M. Bonpland, son 
majordome et son domestique, effrayés du ton dont 
cet ordre leur avait été intimé, gardèrent un pro- 
fond secret sur cette entrevue de Bonpland avec 
l'oflicier paraguayo. Bonpland, ne comprenant pas 


RS 


ou ne voulant pas comprendre la menace contenue 
dans la réponse apportée par l'officier, ne prit 
aucune précaution. Les choses suivirent comme au- 
paravant; mais une catastrophe terrible vint donner 
une cruelle traduction des simples paroles de l’en- 
voyé de Francia. 

Le 3 décembre 1821, quatre cents soldats en- 
viron du Paraguay tombèrent à l’improviste sur 
l'établissement de Santa-Anna, vers onze heures 
du matin. Notre compatriote était occupé à soi- 
gner des mules blessées, quand son attention fut 
détournée par les cris des ouvriers indiens, que la 
douceur du caractère de Bonpland et les avantages 
d’une civilisation naissante avaient attirés en foule 
auprès de lui; les assaillants massacraient une par- 
tie de ses serviteurs, et emmenaient les autres pri- 
sonniers. Bonpland, qui avec un grand sang froid 
avait donné l’ordre de n’opposer aucune résistance, 
n’en fut pas moins blessé à la tête d’un coup de 
sabre; puis les fers aux pieds, garrotté comme un 
assassin, 1l fut entraîné jusqu'aux embarcations qui 
avaient apporté les troupes du dictateur, et con- 
duit sous bonne escorte à Itapua; enfin, il fut in- 
terné avec ordre de ne pas s’éloigner de plus d’une 
lieue de l'habitation qui lui fut assignée. Un trait 
de caractère qu'il ne faut pas manquer de signaler 


Se ne 

à l'attention, c’est que le prisonnier, blessé lui- 
même, ne songea tout le long de la route qu’à 
panser et à soigner les soldats qui avaient été bles- 
sés en faisant cette sauvage attaque contre sa vie 
et sa propriété. Après le départ de Bonpland, son 
établissement agricole fut complètement dévasté, 
ruiné, réduit en cendres. 

M. Roguin, négociant de Buenos-Ayres, ami 

time de Bonpland, qui s’est trouvé près du lieu 
de la catastrophe, m'a raconté cet événement de la 
manière suivante : 

« Depuis longtemps, Bonpland me pressait de 
prendre un intérêt dans son établissement agri- 
cole; J'hésitai, je lui répondais d’une manière éva- 
sive : Je n'avais pas confiance dans l'administra- 
uon de ses affaires. Néanmoins, je finis par lui 
promettre de m'associer à lui, soit par une avance 
de fonds, soit par une participation au travail qui 
lui convenait mieux; mais j'y mis pour condition 
que je visiterais l dtublissttriont its me décider. 
A cet effet, ; je paris de Corrientes, où ] avais une 
succursale de ma maison de commerce de Buenos- 
Ayres, et j'arrivaisur le territoire des Missions juste 
au moment de l'invasion de Santa-Anna par les 
émissaires de Francia. Je passai un jour et une 
nuit sur les bords de la dernière rivière que J'avais 


ah ST à 


à traverser. J'y rencontrai deux charrettes à bœuf 
chargées d'herbe qui venaient d’y arriver, et qui se 
dirigeaient sur Corrientes ; elles étaient accompa- 
gnées de quelques hommes qui arrivaient égale- 
ment des yerbales (1). Grâce à un violent orage qui 
fit de la rivière un torrent infranchissable, nous 
échappèmes tous à une bande de soldats para- 
guayos, qui avaient enlevé Bonpland et tué une 
partie de ses serviteurs. Ils s’approchèrent plu- 
sieurs fois de la rivière, mais pas plus que nous ils 
ne purent la traverser. 

« Le lendemain, nous aperçümes plusieurs 
hommes à pied; c'était pour le pays une singularité 
qui appela notre attention. Nous leur fimes des 
signaux auxquels ils répondirent; et peu après, 
nous les vimes se jeter à la nage; quand ils furent 
arrivés sur le rivage où nous étions campés, nous 
reconnûmes des hommes qui appartenaient à l'éta- 
blissement de Bonpland. Ils nous racontèrent qu'ils 
avaient échappé miraculeusement au massacre dont 
leurs malheureux camarades avaient été victimes ; 
ils avaient gagné les bois, s’y étaient enfoncés, se 
nourrissant de racines depuis plusieurs jours. Leur 
narration terminée, et leurs forces une fois répa- 

(1) On désigne sous le nom de yerbales les terrains où l’on 
cultive la yerba, herbe à malé. 

6 


ER 


rées, je donnai l’ordre de monter à cheval, et 
accompagnant les deux charrettes qui avaient été 
sauvées également, nous renträmes dans la pro- 
vince de Corrientes, où la nouvelle du désastre 
subi par M. Aimé Bonpland et de l'incendie de son 
établissement excita un regret profond : c'était une 
calamité publique. En effet, depuis l’arrivée de 
Bonpland aux Missions, la province de Corrientes 
avait reçu une vie nouvelle; la culture et le com- 
mérce y avaient pris un essor, une activité qu’on 
ne connaissait pas depuis longues années; aussi, 
les habitants avaient afflué avec enthousiasme, 
parce qu'ils faisaient à Santa-Anna des échanges 
variés et lucratifs. » 


CHAPITRE V. 


Captivité de Bonpland dans le Paraguay. 


+ 


Le dictateur Don sans dédommager Bon- 
pland des pertes essuyées lors de son enlèvement 
de Santa-Anna, lui avait assigné pour demeure, sur 
le territoire des Missions espagnoles, une colline 
qui formait le petit domaine de Cerrito, entre 
Santa-Maria et Santa-Rosa. Toujours infatigable, 
Bonpland s’y livra à l’agriculture, dont les produits 
suffisaient à peine à le faire vivre; il manquait 
d’ailleurs de tout ce que l'habitude rend si néces- 
saire à un Européen, Il n'avait d'autre société que 
celle des Indiens, car il lui était défendu d'écrire 
sous peine de mort, et l'ordre fut si strictement 
exécuté, que dix ans après, quand il quitta le 


LE —- 

Paraguay, il eut quelque peine à reprendre l'usage 
de sa langue maternelle. 

Privé de la liberté, dépouillé de ses biens, dénué 
de moyens d’existence, et condamné tout à fait au 
silence, Bonpland puisa dans son énergie morale 
des consolations et trouva même le courage de rire 
des bizarreries de la fortune. Il comparait les jours 
de splendeur et de luxe passés à la cour de l’impé- 
ratrice Joséphine avec son dénûment et sa solitude 
sous le joug étroit d’un tyran obscur du Paraguay. 
Résigné à son sort, il se jeta de tout cœur dans 
l'étude ; la nature lui était un trésor toujours ou- 
vert ; il se mit à observer les productions naturelles 
du petit espace qui lui était assigné pour prison. 
Il n’est pas sans intérêt de l’entendre lui-même 
raconter les mille occupations qui laidèrent à 
passer, sans trop de privations, les longues années 
de sa captivité; c’est une preuve nouvelle des 
ressources infinies de cette activité française que 
les obstacles excitent, au lieu de la rebuter. 

« J'ai mené, disait-il, une vie aussi heureuse 
que peut la passer un homme qui se trouve privé 
de toute relation avec sa patrie, sa famille et ses 
amis. L'exercice de la médecine me servait de 
moyen d'existence ; mes services me firent bientôt 
aimer et respecter des habitants, qui saluaient avec 


2% 


respect le Français qu'ils voyaient les pieds nus, 
vêtu comme un créole, d’une chemise flottante et 
d'un calzoncillo, aller visiter leurs malades, leur 
portant le courage et la santé. Comme mes malades 
ne m'occupaient pas constamment, je m’adonnais 
avec passion à l’agriculture, qui a toujours eu pour 
moi tant d’attrait, et à laquelle j’essayais d'appliquer 
les méthodes perfectionnées et plus rationnelles de 
l'Europe. La médecine me conduisit à la pharma- 
cie: je préparai les médicaments ; je composai et 
je distillai des sirops; j’allai même jusqu’à confec- 
tionver des gâteaux dont les habitants étaient très- 
friands ; quand j'en avais préparé une bonne pro- 
vision, je partais, tous les huit jours, dulieu de ma 
résidence pour Itapua, accompagné d’un carquero 
(cheval de charge, de bât); arrivé dans cette petite 
ville, je louais une chambre et j'y étalais ma mar- 
chandise. J’établis de même une fabrique d’eau-de- 
vie et de liqueurs ; enfin, j'eus encore un atelier de 
charpentier, une scierie, qui non seulement servirent 
à l'exploitation de mon domaine, mais encore me 
procurèrent quelques ressources pécuniaires. » 
Bonpland, ayant entendu parler d'une mine de 
mercure située à quelque distance du heu où il 
était continé, osa s’absenter pour y aller, sans en 
donner connaissance à âme qui vive; il y resta 


ne. es 
deux jours et en revint avec bonheur, mais il disait 
plus tard, en rappelant cette escapade scientifique : 
« Quelle folie! quelle imprudence! si j'avais été 
rencontré et dénoncé, Francia m'aurait fait cer- 
tainement pendre ou poignarder ! » 

Par un singulier jeu de la fortune, pendant que 
son compagnon bien-aimé se trouvait réduit à faire 
ressource de tout en pleine barbarie, le baron 
À. de Humboldt, au comble de la faveur, ami intime 
du roi de Prusse, objet des attentions du czar de 
Russie, après avoir figuré en 1818 au congrès 
d’Aix-la-Chapelle, était accueilli à Paris par la So- 
ciété de géographie, qui, dès son début, s’honorait 
de l’élire pour président. | 

La main de fer du dictateur suprême retint le 
pauvre savant dans une captivité de dix années. 
Privé de ses livres, ses fidèles amis, Bonpland se 
trouvait dépouillé de tout ce qui pouvait adoucir sa 
misère, et faire pénétrer quelques rares occasions 
de lui procurer les plaisirs du cœur et de l'esprit. 
Enfermé comme il était dans un rayon de quelques 
kilomètres, Bonpland s’arma d’une résignation ad- 
mirable, et ne demanda jamais rien à son bourreau ; 
sa noble attitude fut sans influence sur son farouche 
geôlier: il se fatigua de le harceler et dé le tour- 
menter sans succès, mais 1l ne s’adoucit jamais. 


— 81 — : 

Pendant sa détention, Bonpland ne sortit pas 
de Santa-Maria et ne vit pas une fois le Su- 
préme: c’était le dernier titre que Francia avait 
adopté. Par une juste loi de la Providence, la 
maladie n'épargne pas les maîtres, même les plus 
absolus : Francia, très-sensible à toutes les varia- 
tions atmosphériques, était sujet à des attaques de 
névralgie, qui transformaient son hypocondrie ha- 
bituelle en une véritable folie; et pendant quil en 
souffrait, trois fois il fit partir un courrier pour 
réclamer les soins de Bonpland et l’amener à la 
capitale du Paraguay, Assomption; trois fois il ré- 
voqua l’ordre et fit rappeler ses courriers. 

La terreur qu’inspirait le dictateur suprême était 
telle: que j'ai su, par le capitaine d'un navire 
français qui accompagnait don Thomas Ysasi, que 
cette autre victime de Francia, à son retour du Pa- 
raguay, où il avait été détenu sept années, pendant 
les premiers jours de son retour à Buenos-Ayres, 
ne parlait du maître qu'avec le plus profond res- 
pect; lorsqu'il était coiffé de son chapeau, il avait 
grand soin de l’ôter et regardait autour de lui avec 
défiance, avant de répondre à la moindre question. 
Il se relàcha peu à peu de ces manifestations co- 
miques, et, à la fin, il ne tarissait pas en malé- 
dictions contre son cruel enuemi. Il ne lui par- 


SE 


donnait pas d’avoir été contraint de se jeter à 
genoux, le front dans la poussière, au moment où 
il fut surpris dans la rue, toutes les portes des 
maisons fermées, un jour que le dictateur passait 
avec ses familiers ; le maître allait se promener, et 
il avait été décrété que toute personne qui se trou- 
verait sur son passage devait se retourner les bras 
croisés derrière le dos, ou bien se jeter à genoux, 
tête baissée. | 

Bonpland, même après son retour, resta toujours 
sous l'impression de cette longue frayeur; il gardait 
un silence absolu sur les actes arbitraires du dicta- 
teur. Pendant bien longtemps, il suffisait de pro- 
noncer soudain le nom de Francia pour que Bon- 
pland en fût frappé et troublé : alors il se levait 
avec une expression d'effroi, et s’il finissait par 
rire de son épouvante, ce n’était jamais que du 
bout des lèvres. Il ne voulait pas, disait-il, irriter 
Francia contre les malheureux étrangers qui étaient 
encore ses prisonniers ; il n’ignorait pas que l’om- 
brageux vieillard s’était plaint amèrement de l’ou- 
vrage qu'avaient publié les docteurs Rengger et 
Longchamp, lors de leur retour en Suisse, après 
plusieurs années passées au Paraguay. Ces deux 
étrangers, traitant avec une juste sévérité le Louis XI 
américain, Francia disait à cette ocasion : « Quelle 


1 


ingratitude de la part de deux hommes que j'ai 
traités avec une bonté, une bienveillance particu- 
lières le» 

Il faut dire qu’en effet ces deux voyageurs ne re- 
prochaient pas au dictateur d’avoir usé de violence 
à leur égard : il leur avait permis d'aller dans la 
campagne, de s'occuper de botanique, de méde- 
cine, etc., etc. Ne les avoir ni emprisonnés, ni 
maltraités, c'était de sa part une grande faveur. 
Ces Messieurs avaient même rapporté de leur pas- 
sage dans le Paraguay une collection importante 
d'échantillons naturels de tous les règnes. 

Du reste, au rebours de la plupart des aventu- 
riers, Francia, sauf sa manie de passer pour un 
second Napoléon, se sentant protégé par la dis- 
tance et les obstacles naturels, s’inquiétait assez 
peu de l'opinion de l’Europe; il ne demandait qu'à 
lui rester étranger et inconnu; en voici comme 
preuve une petite anecdote peu répandue : 

Le fils aîné du collecteur général de la douane 
de la province de Gorrientes s'était fait, de son 
motu proprio, Vagent officieux du dictateur ; il lui 
envoyait les objets, les marchandises, les livres ‘ 
qu’il croyait pouvoir lui convenir; tout cela se fai- 
sait sans correspondance d'aucune nature, Francia 
n’écrivant jamais, et, les factures reçues, n’en- 


— 90 — 


voyant en retour, pour en acquitter le montant, 
que du maté, du tabac ou des cuirs tannés, d’après 
l'appréciation arbitraire qu’il faisait des choses. 

Dans l’un des envois faits au Suprême se trouva 
un exemplaire du bel atlas de M. le comte de Las 
Cases, connu sous le nom de Le Sage, mais un 
exemplaire tronqué d’une édition contrefaite, dans 
les notes marginales duquel, à la carte du Para- 
guay, on annonçait « que le marquis Guarani avait 
été envoyé en Europe — en Espagne et en Por- 
tugal — par le dictateur suprême du Paraguay, 
afin d'ouvrir des négociations avec ces deux royau- 
mes. Francia, au lieu d’être flatté de ce men- 
songe, en fut si blessé, qu'il se borna à écrire en 
marge : que patrana! — « quel conte! » puis il 
renvoya l’atlas à son agent, qui chercha long- 
temps la raison de ce renvoi. 

Les soupçons de Francia fermant le Paraguay 
aux Européens, Bonpland eut peu de distractions 
dans son exil; ce fut done un événement heureux 
lorsqu'il apprit l’arrivée d’un compatriote, Alcide 
d'Orbigny, qui avait entrepris l'exploration: de 
l'Amérique méridionale. Le jeune voyageur, alors 
âgé de vingt-cinq ans, avait été élevé sur les bords 
de la mer, à La Rochelle, comme M. Bonpland; 
il'avait aussi passé son eufance à étudier les pro- 


_S- 


ductions marines : autant de liens entre ces deux 
hommes éminents. Alcide d’Orbigny, après avoir 
visité le Brésil, avait gagné le Rio de la Plata, 
suivi le Parana et remonté ce fleuve. 

Il consacra quatorze mois à visiter les rives du 
Parana, avant d'exploiter longuement les pampas | 
qui entourent la République Argentine, plaines sans 
intérêt pour les agriculteurs, mais curieuses pour les 
géologues, paroe qu’elles contiennent en abondance 
des débris de quadrupèdes fossiles. 

C’est de ce voyage que d’Orbigny rapporta un 
nombre immense d'êtres nouveaux, et les maté- 
riaux qu’il mit treize ans à coordonner avant de 
publier les neuf volumes de son admirable Voyage 
dans l'Amérique méridionale (Paris, 1834-1847). 
Descriptions de la vie intime chez les peuplades 
sauvages, récits des courses au milieu de forèts 
vierges, sur des fleuves inconnus, dangers inouïs 
affrontés par le voyageur, tout rappelle et renou- 
velle ces vives émotions dont Bonpland etHumboldt 
avaient présenté, vingt — ss tôt, la première 
peinture. Les obser étaient la par- 
tie la plus neuve du beau travail d’Alcide d'Orbigny. 

 L’enlèvement de Bonpland s'était opéré aveo une 
telle rapidité, qu'il s'était passé près d’une année 
avant que la nouvelle en fût parvenue en Europe. 


- — 


Dès qu’on lapprit, il s’éleva de tout le monde sa- 
vant un cri d'intérêt en faveur du naturaliste dont, 
à ce moment même, on lisait les ouvrages avec un 
si vif intérêt. Mais comment aller au secours d’un 
prisonnier dans un pays où la civilisation est en- 
core dans son enfance, et avec lequel les communi- 
cations sont si rares et si difficiles ? 

Il est aisé de concevoir, d’après le caractère bien 
connu de M. Humboldt, que de. soins, que de 
mouvements il dut se donner pour secourir un 
ami, presque un frère. Dès qu’elle fut connue, cette 
infortune eut le pouvoir de remuer tous les gou- 
vernements de l’ancien et du nouveau monde en 
faveur du naturaliste français. 

Humboldt intéressa à cette affaire le ‘savant 
botaniste Mirbel, qui était alors employé auprès 
du duc de Cazes, qui était ministre de l'intérieur. 
Humboldt écrivit lui-même une lettre au dictateur 
Francia, en lui envoyant les ouvrages que lui et 
M. Bonpland avaient publiés. 

Pour arracher Bonpland du Paraguay, M. Grand- 
_sire, qui l'avait connu à Buenos-Ayres, voulut y 
pénétrer par la province de Corrientes ; c’était une 
mauvaise voie, car elle était interdite par le dicta- 
teur. M. le vicomte de Châteaubriand, qui était 
alors ministre des affaires étrangères en France, le 


ME 


recommanda à M. Grandsire par l'intermédiaire 
du consul général de France à Rio de Janeiro. 

M. Grandsire arriva au Brésil en mars 1824: il 
passa par M id 
le gouverneur brésilien, le général Lecor, qui était 
bien disposé pour MM. de Humboldt et Bonpland. 
C’est de là qu'il partit pour se rendre au Paraguay. 

Pendant l’espace de trois semaines, à Itapua et 
à Curitiba, Grandsire fit tous ses efforts pour dé- 
livrer Bonpland, et avec lui soixante personnes. Le 
grand-seigneur du Paraguay, le docteur Francia, 
qui était alors âgé de soixante-deux ans, mais ex- 
trêmement actif, peu confiant et très-irritable, em- 
pêcha toute communication. Le pays n’était alors 
accessible qu'aux sujets de l'empereur du Brésil, 
et tous les voyageurs qui passaient par Corrientes 
étaient suspects. Toutes les nouvelles que l'on pou- 
vait avoir de Bonpland étaient données par un par- 
ticulier qui vivait près de lui et qui le visitait tous 
les jours. Celui-ci dit à ses amis que Bonpland se 
trouvait bien, qu’il exerçait la médecine, faisait 
de l'eau-de-vie avec du miel, dressait des ta- 
bleaux statistiques des productions du Paraguay, 
et que surtout, tous les jours, il augmentait son 
herbier. 

Le gouvernement anglais s'employa aussi à tirer 


où il fut reçu amical t par 


= 6 
M. Bonpland de captivité; mais il eut les mêmes 
chances que les autres, malgré toutes les instances 
que Canning avait faites par l'intermédiaire. de 
M. Parish, chargé d’affaires d'Angleterre auprès 
de la République de Buenos-Ayres. 

En vain l’empereur du Brésil, don Pedro L, avait 
fait les premières. réclamations, répétées au nom 
de la France par M. de Châteaubriand, au nom de 
l'Institut par Grandsire. Ces démarches ne SEL VI- 
rent qu'à rendre plus étroite la surveillance dont 
Bonpland était l'objet : un homme qui éveillait un 
intérêt si vif et si général ne pouvait manquer 
d'être dangereux. 

Francia ne se rendit donc à aucune des vives 
et des nombreuses sollicitations faites auprès de 
lui par les gouvernements de France, d'Angleterre 
et du Brésil, enfin par plusieurs Français établis 
sur les divers points d'Amérique. La méfiance de 
Francia contre notre nation était alors à son com- 
ble : le projet de donner en souveraineté au duc de 
Lucques l’ancienne vice-royauté de Buenos-Ayres 
l'avait déjà indisposé contre nous, et la guerre d’Es- 
pagne, en 1893, vint l'irriter encore plus. 

L'intervention la plus active, et peut-être la plus 
eflicace, fut celle de Bolivar, dont l'abdication gé- 
néreuse, en, 1895, avait grandi la gloire et l’auto- 


Se 


rité. Bonpland était un ami de Bolivar: il Pavait 
connu presque enfant dans sa famille, ators que ses 
excursions avec Humboldt les avait amenés à Car- 
racas. Quand Bolivar, attristé par l'oppression de la 
Colombie, avait parcouru l’Europe, Bonpland l’a- 
vait reçu chez lui, à Paris; Bolivar y avait résidé 
longtemps; c'était de la maison de Bonpland qu'il 
était parti pour aller briser le joug séculaire des 
Espagnols. Bonpland racontait dans sa vieillesse 
comment avait éclaté cette grande détermination 
tout à fait imprévue chez un homme dissipé comme 
semblait l'être Bolivar. Elle lui était venue soudain 
comme une inspiration, une révélation d'en haut. 
Homme de plaisir qu'il était, et homme de tous les 
plaisirs, Bolivar, qui avait été capable, à travers 
les loisirs d’une vie dissipée, d'apprendre à fond 
cinq langues, Bolivar devint tout à coup rangé, 
sérieux, studieux; puis un beau jour, de grand 
matin, il se présenta devant Bonpland et le fit le- 
ver pour lui annoncer, sous le sceau du plus grand 
secret, ses projets et son prochain départ. Peu de 
jours après cette entrevue, Simon Bolivar était 
parti! — De pareils souvenirs ne s’effacent pas; 
le libérateur de la Colombie tint done à honneur 
de rendre son ancien hôte à la liberté. Francia ne 
se sentait pas de force à lutter contre le vamqueur 


= 


d'Ayacucho; ces instances coïncidant avec celles 
de M. de Mendeville, consul général de France 
dans la Plata, la mise en liberté de Bonpland fut 
promise; mais elle n’était pas encore accordée. 
La forme même en fut étrange. 

Le 12 mai 1829, le délégué de Santiago intima 
à M. Bonpland, de la part du directeur suprême, 
l'ordre de se retirer du Paraguay (4). Ainsi Fran- 
cia, de même qu’il l’avait enlevé sept ans aupara- 
vant, le renvoie sans aucun motif apparent, sans 
explication aucune. Bonpland cherche la cause de 
de ce changement ; il ne la trouve pas et renonce 
à la trouver; d’ailleurs les ordres du Suprême 
sont péremptoires, indiscutables ; rien au monde 
ne peut les modifier. On lui laisse à peine le temps 
nécessaire pour recueillir le peu qui lui a tant coûté 
à acquérir, la modeste fortune qui lui a demandé 
tant de soins à créer. À un ordre absolu, il n’y a 
de réponse qu’une obéissance passive: c’est à quoi 
Bonpland se résigne fort sagement. Propriétés, 
meubles, ustensiles, outils, instruments ara- 
toires, etc., il donne tout, il fait abandon de tout 
pour repasser le Parana, que sept ans auparavant 
il avait traversé, blessé et prisonnier. Plus tard, il 


(1) Voir l’APPeNDiICE. Notice sur le manuscrit Y. 


LA 


L] 


…— V) = 


racontait plaisamment qu'il n’avait rapporté de son 
séjour au Paraguay que quelques beaux échantil- 
lons de haricots restés par hasard au fond d’une 
poche. 

Le délégué de San-Yago était devenu l’ami intime 
de M. Bonpland, qui l'avait guéri d’une maladie 
très-grave et lui avait sauvé la vie; il lui était donc 
tout dévoué; néanmoins, il dut faire exécuter l’or- 
dre pour le départ de Bonpland, sans pouvoir y 
rien changer. Par un singulier rapprochement, 
c’élait ce même délégué qui commandait, en 1891, 
le corps de troupes envoyé pour saccager l établis- 
sement de Bonpland. 

M. Bonpland racontait volontiers sa séparation 
d'avec ce tendre ami de sa captivité; elle fut des 
plus tristes : ils pleurèrent l’un et l’autre, et ces 
larmes étaient sincères et partaient du cœur. Le 
pauvre délégué paraguayo avait protégé son ami don 
Amado autant qu’il avait pu le faire, sans contre- 
venir au moindre des ordres du dictateur, car 
il y allait pour tous deux de la liberté et de la vie. 

L’exil de Bonpland n'était pas encore à son 
terme ; arrivé à Hapua, il est arrêté de nouveau, 
parce que l’ordre définitif de son élargissement n’est 
pas encore arrivé. Dix-huit mois après, le 6 dé- 
cembre 1830, il est soumis à un nouvel interroga- 

7 


— 98 — 


toire : on revient sur l'association qu’on lui repro- 
che avec les Indiens de l’Entre-Rios; on insiste pour 
savoir s’il est l’espion du gouvernement Français 
ou du gouvernement Argentin ; enfin ce n’est que 
le 2 février 1831 que Francia lui fait permettre de 
passer le Parana et de se mettre en sûreté sous la 
protection du gouvernement impérial du Brésil, 
dans la bourgade de San-Borja. Il y avait donc 
plus de neuf ans que durait celte séquestration 
qui avait brisé la carrière de Bonpland et lui avait 
enlevé sa fortune, car dans intervalle sa pension 
avait été rayée du grand livre, le laissant à peu 
près sans ressource à l’âge de soixante ans. 

Au moment même où Bonpland subissait son der- 
nier interrogatoire, la mort lui enlevait son protec- 
teur le plus puissant, ce héros de patriotisme et 
de dévoñment auprès duquel il aurait trouvé la 
plus honorable hospitalité: Bolivar mourait à 
quarante-sept ans. 

Bonpland, accueilli sur la rive gauche du Pa- 
rana avec un véritable enthousiasme, y fut retenu 
avec une insistance cordiale. Il arriva enfin à Bue- 
nos-Ayres après huit mois de séjour dans les dif- 
férentes provinces qui séparent les Missions de la 
capitale des provinces argentines. 

La mise en liberté de Bonpland excita un en- 


RS 


thousiasme général dans l'Europe savante. Le 
souvenir de sa grande et périlleuse expédition des 
Cordillières, les circonstances de son arrestation, 
le lieu de sa captivité, la cruauté de son oppres- 
seur, tout Coricourait à donner à sa réapparition 
dans le monde le caractère d’une véritable résur- 
reclion, Avoir vécu en France, dans le palais de 
l'impératrice Joséphine ; avoir passé ensuite près de 
dix années dans un pays impénétrable aux Euro- 
péens ; être en situation d’instruire le monde sa- 
vant; pouvoir lui parler des productions du Para- 
guay, des habitants, de leurs mœurs, de leur 
gouvernement, avec la double autorité d’une intel- 
ligence éclairée et d’une longue expérience, c’é- 
taient là autant de titres à l'attention et à la curio- 
sité publique. Louis-Philippe, qui gouvernait alors 
la France , employa tous les moyens pour faciliter 
à Bonpland sa rentrée en France ; M. de Humboldt 
annonça officiellement à l’Institut de France le pro- 
chain retour de son illustre ami, de son ancien 
compagnon de périls, comme un événement qui 
devait réjouir tous les amis de la sciencé. Mais 
Bonpland revenait à la liberté, préoccupé déjà 
d’autres vues, d’autres projets que ceux que l’on 
aurait pu lui supposer. 

On se figure, en effet, qu'après tant de vicissi- 


ed 


tudes, tant d’ennuis, tant d’adversités, tant de maux 
enfin qui devaient avoir mis à bout sa patience et 
son abnégation, Bonpland avait hâte de céder au vif 
désir exprimé par tous ses amis d'Europe et même 
d'Amérique, de se rendre aux instances pressantes 
de son ancien compagnon de voyage, M. le baron 
de Humboldt, qui le rappelait en Europe et en 
France; mais il n’en fut pas ainsi : d’autres idées 
germèrent dans cette imagination infatigable, d’une 
es et ee À nat que rien ne Donrait 
épuiser. D 
fantastiques, lui firent dédaigner toutes les offres 
qui lui furent faites de toutes parts. Entre autres 
projets figure le plan d’une conspiration politique 
contre Francia, qu’il s'agissait de surprendre et 
d'enlever par un audacieux coup de main au mi- 
lieu même de sa capitale, où le Suprême n'avait 
pour garde et pour défense que la terreur inspirée 
par son nom et le souvenir de ses cruautés. Il est 
probable que l’entreprise fut abandonnée faute de 
pouvoir trouver un bâtiment d'un assez faible 
ürant d’eau pour remonter le Parana. C'était d’ail- 
leurs une question de savoir si les Paraguayos 
eussent été bien aises d'échanger la tranquillité 
dont ils jouissaient contre l'anarchie à laquelle toute 
l’Améridue du Sud, sauf le Brésil, était en proie. 


AE 

Les ordres donnés par le roi Louis-Philippe, 
l'intérêt particulier témoigné par la reine Marie- 
Amélie, les instruction spéciales adressées par le 
ministre de la marine aux commandants des di- 
verses stations où Bonpland devait s'arrêter, tant 
de préparatifs empressés furent inutiles ; sans ja- 
mais renier le culte de la patrie, tout en témoi- 
gnant la plus vive reconnaissance à ses admirateurs 
et à ses amis, Bonpland persista dans son projet 
de se fixer en Amérique. 

Certainement il eût trouvé à Paris des souvenirs, 
des plaisirs, les jouissances les plus délicates de 
l'esprit et du cœur; il n’eût pas manqué d’admira- 
teurs empressés; mais sa passion dominante était 
le culte de la nature, et combien de sacrifices lui 
eussent coûté tous les avantages factices de la vie 
civilisée ! Un jour qu’il exprimait avec expansion 
son désir de ne jamais s'éloigner de ces parages, il 
disait : « Accoutumé à vivre libre, à l'ombre des 
arbres séculaires de l'Amérique, à entendre le chant 
des oiseaux, qui suspendent leurs nids au-dessus de 
ma tête, à m'asseoir pour voir couler à mes pieds 
les eaux pures d’un ruisseau; à la place de tous 
ces biens, que trouverais-je, dans le quartier le 
plus brillant, le plus aristocratique de Paris? 
Enfermé dans mon cabinet, je devrais travailler jour 


ERP ue 


et nuit pour le compte d’un libraire, qui voudrait 
bien se charger de la publication de mes œuvres, 
et j'aurais pour toute compensation le plaisir de 
voir éclore de temps en temps une rose chétive sur 
ma croisée. Je perdrais ce qué j'apprécie le plus : 
ma société de prédilection, mes plantes, qui font 
mon bonheur et ma vie. Non, non, c’est ici que je 
dois vivre et mourir. » 

Ces raisons, toutes puissantes sur l'imagination 
d’un naturaliste, furent celles qui prolongèrent, par 
une volonté libre, l'exil qui avait commencé par un 
acte de violence et d’arbitraire. 


CHAPITRE VI. 


Dernières années de Bonpland. 


Pendant le séjour de Bonpland à Buenos-Ayres, 
les amis de la science essayèrent aussi de le retenir ; 
mais lés cruautés de Rosas, qui gouvernait alors 
cette province de la République Argentine, le 
forcèrent de quitter cette ville. Il se retira dans la 
province de Corrientes, dont le gouverneur lui 
offrit un asile auprès de lui. Éloigné ainsi du 
tumulte et des distractions des grandes villes, 
Bonpland s’encouragea de plus en plus dans le 
dédain des plaisirs que procure le monde, et dans 
la passion exclusive pour les charmes de la médita- 
tion ét dé la retraite, au milieu des splendeurs de la 
nature. Toujours heureux du présent, il'conçut le 


— 104 — 


projet formel de se fixer dans ses chères Missions ; 
il voyait même le moyen de s’y créer une fortune 
prodigieuse. Ainsi, toutes les années de guerre, 
d’anarchie, de désordre et de deuil, M. Bonpland 
les traversa non sans péril, mais sans crainte, 
presque toujours voyageant, tantôt comme natu- 
raliste, fantôt comme savant, tantôt comme simple 
particulier, tantôt aussi chargé de quelque mission 
ou protégé par le titre d'ami du gouverneur de 
la province. 

Ce fut dans la province d’Entre-Rios et dans 
celle de Santa-Fé, et plus particulièrement dans 
la petite ville de San-Borja, que Bonpland s’établit 
en compagnie du gouverneur brésilien, avec lequel 
il forma le projet gigantesque de fournir toutes 
Jes provinces brésiliennes des plantes de maté, en 
assez grande abondance pour fournir à bon marché 
la quantité d'herbe nécessaire à la subsistance de 
chaque famille. 

Dès lors, aux amis qui lui demandaient si son 
intention n'était pas de retourner en Europe, de 
se rapatrier, il répondait en souriant que n'ayant 
aucune fortune, il fallait qu'il s’en fit une; qu'il 
ne pouvait pas retourner en France comme un 
petit saint Jean, — c'était son expression; — 
que dans ce but il avait pris des engagements 


AO 


avec le gouverneur des Missions brésiliennes, 
pour cultiver en grand les yerbales, et qu'après 
la liquidation il rentrerait en France, n'ayant 
plus besom pour vivre ni d’une pension du gou- 
vernement, ni du secours de ses amis. Il s’agis- 
sait de planter un million, un million et demi 
de jeunes plantes d’herbe maté, arrachées des yer- 
bales, à en former des pépinières pour vendre les 
plantes aux amateurs et consommateurs, avec un 
bénéfice assez beau pour les cultivateurs. Cette 
entreprise resta toujours à l’état de plan magnifi- 
que et séduisant. 

San-Borja est une charmante petite ville assise 
sur les bords de Uruguay. Bonpland y vécut plus 
de vingt-cinq ans, dans une modeste retraite, à 
l'ombre des arbres d'Europe et des plantes indi- 
gènes, dont il s'était entouré avec le soin et le goût 
d’un arkste et d’un amant passionné de la nature. 
Il y jouissait d’un agréable repos, recevant avec un 
patriotique empressement les Européens et surtout 
les Français qui pénétraient jusque-là. Il exerçait 
la médecine, s’occupait de l’éducation des bestiaux, 
et surtout de l’étude assidue de l’histoire naturelle. 
Dans le vaste terrain qui entourait sa maison, la 
forêt d’orangers plantés par lui était si étendue et 
‘si riche, qu’au moment de la floraison, faute de 


ze 408-2 


pouvoir èn supporter les parfums pénétrants, on 
était obligé de fuir San-Borja. C'était alors que 
Bonpland cherchait un refuge à Santa-Anna, sur le 
territoire de Corrientes, où il avait son éstancia. 
Cet établissement agricole fut plus d’une fois dévasté 
pendant les guerres civiles, si fréquentes dans la 
Plata. Endurci contre toutes les surprises du sort 
et des hommes, Bonpland supportait ces pertes 
avec résignation : l’infortune pas plus que l’espé- 
race ne put l’arracher à ce genre de vie, qu'il 
avait adopté par goût, et qui satisfaisait toutes les 
tendances de son imagination et de son cœur. 
Observateur attentif de la nature, il écrit sur 
l’Ita-pucu, l'un des phénomènes géologiques les plus 
intéressants, une note que M. Demersay a jugée 
digne de figurer dans son étude si complète sur le 
Paraguay (1); il dénonce aux minéralogistes la 
présence probable de l'or dans la montagne de 
San-Miguel, d’où les traditions populaires préten- 
dent que lés gouverneurs des Missions en ont 
déjà tiré des trésors. Infatigable ami de l'humanité, 
il essaie tous les moyens de conjurer les effets 
térribles produits par les morsures des vingt espèces 
de serpents qui peuplent les bords de la Plata ; 


(1) DemERSAY, Histoire du Paraguay, t. 1, p. 75. Paris, Ha- 
chette, 1860, 


Es 


mais par dessus tout amant passionné de cette 
splendeur dé la nature tropicale, il aime à y trouvêr 
le témoignage éloquent de la toute-puissance de 
Dieu, et au milieu des forêts vierges il s’écrierait 
volontiers, comme le vieux prédicateur espagnol : 
« Oh! le beau sermon que ces forêts! » 

Grâce à la force de son tempérament, il put sup- 
porter le poids des années, et sa puissante imagi- 
nation se berçait elle-même dans l’espérance de 
pouvoir accomplir les projets gigantesques conçus 
par son activité infatigable. « Dans deux ou trois 
ans, écrivait-il un jour à l’un de ses amis de Monte- 
video, je pourrai m'occuper de mon jardin ; j'y veux 
faire encoré une grande plantation d’arbres, et quand 
élle sera faite, je vous souhaiterai de venir passer 
avec moi les derniers jours qui me restent. » 


Passe encore de bâtir; mais planter à cet âge! : 


Ces douces illusions d’un octogénaire font sou- 
rire comme les rêves dorés d’un enfant. 

Ainsi l’homme ne laisse jamais le long espoir et 
les vastes pensées. Au milieu de cette nature primi- 
tive, si loin de tous les plaisirs convenus de la 
civilisation, de pareils rêves sont à la fois admira- 
blés et touchants. 


— 108 — 


La première fois que j’eus l'honneur de voir 
notre illustre compatriote, c'était en 1840; j'étais 
alors chirurgien-major de la corvette la Perle, 
oceupée au blocus de Buenos-Ayres. Bonpland 
venait de faire environ deux cents lieues sur. une 
petite embarcation de guerre, pour descendre le 
Parana; j'observai avec une attention respectueuse 
ce noble représentant d’une autre époque. 

Ni l’âge ni l’isolement n'avaient refroidi en lui 
amour pour l'étude et l’admiration de la nature. 
À près de soixante-dix ans, il avait conservé toute 
sa mémoire et la vivacité de son esprit; il était 
actif, aimable et gai, comme par le passé. Son ima- 
gination, qui avait gardé toute sa fraîcheur, embel- 
hssait pour lui l'avenir ; elle l’aidait à se créer ces 
douces illusions de bonheur qui ont toujours sou- 
tenu son courage’ et fait le charme de toute 
sa vie. 

La France était l’objet de ses plus affectueux 
souvenirs. — Tout ce qu’il avait ramassé pendant 
sa captivité au Paraguay, tout ce qu’il avait collec- 
tionné depuis, soit en herborisant, soit en allant à 
la recherche des cristallisations, des pétrifications 
et des minéraux de l'Amérique du Sud, tous ces 
objets d’un prix inestimable, il les tenait renfermés 
dans plus de vingt-cinq caisses destinées à être 


0 — 


remises au consulat français pour être embarquées 
sur un navire de guerre et envoyées à Paris comme 
un certificat de vie et d'affection impérissable 
pour la patrie. 

Ses bons rapports avec la France étaient d’ail- 
leurs renouvelés, à de longs intervailes, mais de 
façon à interrompre la prescription : la pension ac- 
cordée à Bonpland par Napoléon lui avait été 
rendue, et il venait tous les deux ans la toucher à 
Montevideo. En 4849, au titre de membre corres- 
pondant de lAcadémie des sciences et du Mu- 
séum, M. de Falloux, ministre de l'instruction pu- 
blique, ajoutait la distinction de la croix de la 
Légion-d’Honneur, et ravivait dans l'âme sensible 
du Français l'amour du pays absent; une autre 
fois, c’était un illustre et audacieux voyageur qui 
pénétrait jusqu’à la retraite de San-Borja pour } 
saluer le doyen des amis de la nature et de la 
science. Alfred Demersay a raconté lui-même sa 
première entrevue avec Bonpland dans des termes 
qui méritent d'être conservés : 

« J'aurai toujours présente au souvenir notre 
première entrevue, dans laquelle M. Bonpland me 
laissa voir l'aménité de son caractère affectueux et 
bienveillant. Je cède, malgré moi, au plaisir de la 
raconter. : 


— 410 — 

« Je n’avais pas jugé à propos d'accepter ces 
lettres de recommandation banale qui vous sont 
offertes à chaque instant en Amérique, et l’accou- 
trement dans lequel je me présentai n’était pas, il 
faut l'avouer, de nature à m'en tenir lieu. Il était 
deux heures de l'après-midi lorsque je mis pied à 
terre devant la demeure modeste que mon guide 
avait eu beaucoup de peine à découvrir, à l'extré- 
mité du village de San-Borga. Assailli depuis le 
matin par un violent orage, une pluie continuelle, 
tropicale, avait déformé mes habits. Mes longues et 
larges bottes, détrempées par l’eau, retombaient 
en spirales sur mes talons, où les retenaient seuls 
d'énormes éperons en fer, achelés daus la pro- 
vince de Saint-Paul. Un poncho en cotonnade an- 
glaise, rayé de couleurs tranchantes, assez sembla- 
ble à ceux que portent les nègres, mais souillé 
d’une boue argileuse et rougeâtre, me couvrait les 
épaules, et le sabre obligé des Rio-Grandenses me 
battait aux jambes. La présence d’un domestique 
français, aussi pauvrement vêtu que le maître, 
n’était pas faite pour rassurer l’hôte que je m'étais 
choisi; et sans l’escorte que les autorités brési- 
liennes avaient mise à ma disposition, je courais 
grand risque de passer, à des yeux moins indul- 
” gents, pour un voyageur conduit dans ces contrées 


— 111 — 


lointaines par un mobile au moins étranger à la 
science. Quelques mots me suffirent pour donner 
une autre expression aux regards scrutateurs et 
surpris de M. Bonpland, pour le mettre au cou- 
rant de mes projets et lui faire connaître le but de 
ma visite. Le soir, j'étais installé dans sa maison, 
et nous étions devenus en quelques heures de vieux 
amis de vingt ans... 

« Le voyageur qui se dirige vers le passo de 
l’Uruguay, en quittant la petite ville de San-Borja, 
s’arrête avec intérêt devant un vaste jardin planté 
d’orangers et d’arbustes d'Europe. Une haie de 
bromélias le sépare des habitations voisines, et, 
au milieu, s'élève un rancho de la plus simple ap- 
parence. Cest là que réside l’ancien intendant de 
l’impératrice Joséphine ; il ne s'éloigne de cette tran- 
quille retraite que pour faire de courtes apparitions 
dans la Plata; il consacre à la science les dernières 
heures d’une vie toute de bienfaisance et de désin- 
téressement. C’est là que l'excellent vieillard, pres- 
que octogénaire, mais encore doué d’une vigueur 
et d’une mémoire peu communes, accueille avec 
empressement et fait asseoir à son foyer les Fran- 
çais que le hasard, la fortune ou l'amour de la 
science entraînent vers ces régions éloignées. » 

Personne n’a mieux rendu justice à cette aimable 


- 


— 112 — 


hospitalité que l’auteur de l'Histoire du Paraguay ; 
c’est aux instances pressantes et réitérées d’un 
conseiller de soixante-douze ans que M. Demersay 
rapporte le zèle avec lequel il a repris le crayon 
qui lui a été si précieux pour son atlas. Il se plaît 
à décrire une des journées qu'il passait auprès de 
cet excellent guide dont il trace ce portrait : « Il 
était doué d’une mémoire peu commune ; il avait 
une conversation facile, enjouée, semée de traits 
anecdotiques et fort attachante. Sa vigueur égalait 
sa mémoire, et malgré son grand âge, il était in- 
fatigable à cheval. Comme son illustre ami, M. de 
Humboldt, il avait puisé dans les Andes cette viri- 
lité centenaire que n’usent ni l’activité du corps, 
ni les travaux de l'esprit. Le matin, j'accompa- 
gnais M. Bonpland auprès de ses malades; le soir, 
nous nous promenions dans les environs de la ville 
en laissant toute liberté d'allure à nos chevaux. 
Parfois nous passions plusieurs jours de suite, 
campés au milieu des forêts vierges, afin de faire 
tout à l’aise de l’histoire naturelle. Cette vie d’a- 
ventures plaisait fort au célèbre voyageur, dont elle 
ravivait les lointains souvenirs... 

« Vint l'heure triste des adieux, et le 4 avril 1847, 
je pris enfin congé de bon vieillard auquel j'avais 
voué le plus sincère attachement. Je n’ai plus revu 


— 113 — 


M. Bonpland qui, après avoir résisté à mes pres- 
santes sollicitations, m'écrivait encore quelques 
mois avant sa mort une lettre affectueuse dans la- 
quelle je lis ce passage : 

« Le vif désir de retourner en France est bien 
profondément gravé dans mon cœur, et les divers 
travaux dont je viens de vous entretenir étant en 
bonne voie, rien ne m'’arrêtera plus ici, et j'irai 
revoir la Malmaison. Mais ce voyage sera de 
courte durée ; j'offrirai au gouvernement mes col- 
lections botaniques et minéralogiques pour les dé- 
poser au Muséum, et je reviendrai au milieu de 
mes plantations de l'Uruguay (1). 

En 1853, le consul général de France à Monte- 
video, M. Maillefer, reçut l’ordre du gouverne- 
ment français de remettre à M. Bonpland une 
liste de quelques arbres du Paraguay que la com- 
mission d'agriculture voulait acclimater à Alger; 
Bonpland se trouvait alors parmi nous à Monte- 
video. Avec quelle ardeur il s’'empressa d'accomplir 
sa mission! Il dépassa même les demandes et les 
espérances de la commission : non content d’aug- 
menter le nombre des plantes, aux noms scienti- 
fiques des individus il ajouta les noms guaranis, 


(1) Histoire du Paraguay, par M. Alfred DEMERSAY, t. I. Pages 
détachées d’un journal (xLvu-Lix). 


SA TE 


les accompagnant de toutes les instructions néces- 
saires pour leur conservation et leur culture. Ce 
travail consciencieux et instructif reçut les plus 
grands éloges et lui valut les remerciments les plus 
empressés de la commission française. 

En 1855, Bonpland était parmi nous quand la 
population européenne donna un banquet pour 
fêter la prise de Sébastopol ; il fut appelé à le 
présider, et l'enthousiasme patriotique de ce Fran- 
çais de 1773 nous toucha jusqu'aux larmes. 

Mais l’une des émotions les plus douces et les 
plus profondes de ses dernières années, ce fut sans 
doute la lecture de la dernière lettre d'Alexandre de 
Humboldt. Elle reportait les deux amis à plus d’un 
demi-siècle en arrière; elle renouait la chaîne de leur 
fraternité de jeunesse. Le favori de tant de rois, de 
princes et d'hommes éminents; l’homme d’esprit 
courlisé, adulé par tout ce qu’il y avait de person- 
nages éminents par l'esprit, la naissance ou la for- 
tune; l'ami intime de Frédéric-Guillaume de Prusse 
et d'Alexandre de Russie, Humboldt, se souvenait du 
compagnon de ses premières et immortelles aven- 
tures ; il allait le rejoindre par la pensée au milieu 
de ces solitudes de la nature sauvage auxquelles 
Bonpland était resté seul fidèle. Cette lettre honore 
également les deux hommes ; en voici le texte : 


— 115 — 


« Mon cher et tendre ami, 


« Quoique j'aie bien peu d'espérance que ces 
lignes et le livre qui les accompagne (la belle tra- 
duction française de la nouvelle édition de mes 
Tableaux de la nature) parviennent à tes mains, 
j'essaie pourtant, très-près de mes quatre-vingt- 
quatre ans, me trouvant sain, de te donner un petit 
signe de vie, ce qui veut dire d'amitié, d’affectueux 
dévoûment, de vive reconnaissance ! 

« J'apprends avec une grande joie que tu te 
conserves dans une heureuse et intelligente acti- 
vilé. Un Américain qui m'est inconnu, S. John 
Terrey, professeur de botanique à New-York, a eu 
la délicatesse de m'envoyer un trésor, ton portrait 
en photographie. J'y ai reconnu tes nobles traits, 
travaillés sans doute par l’âge, mais tel que je t’ai 
vu à l'Esméralda, à Tehnilotque, à la Malmaison. 
Tu as laissé (comme partout) d’agréables souvenirs 
à Berlin, et je montre ton portrait à loutes les per- 
sonnes qui s'intéressent à ton nom, à tes excellents 
travaux. — Ma santé se soutient par l’assiduité du 
travail même. Le dernier et 4° volume du Cosmos 
paraîtra cet hiver. : 

« Tes importants manuscrits botaniques, écrits 


— 116 — 


pendant notre voyage, se trouvent déposés avec 
beaucoup de soin et très-complets au musée d’his- 
toire naturelle du Jardin-des-Plantes comme ta 
propriété, de laquelle tu peux disposer (1). — Je te 
prie à genoux, cher Bonpland, de les laisser à 
Paris, au Jardin-dés-Plantes, où ton nom esf vé- 
néré. C’est un monument de ton immense activité. 
— La mort inattendue d’Adrien de Jussieu L’aura 
bien affligé. — Le roi de Prusse, il y a quatre ou 
cinq ans, t’a nommé chevalier de son ordre royal 
de l’Aigle-Rouge; cela a été dans tous les jour- 
naux, mais la nouvelle officielle de la décoration 
nete sera pas arrivée. Je connais ton catérisme (2) 
philosophique, mais nous avons cru que, dans tes 
rapports avec le Brésil (si tu en as), cela pourrait 
être utile. Je n’ai point été à Paris depuis jan- 
vier 1848. — Les intimes liaisons que j'ai eues 
avec Mme la duchesse d'Orléans m’empêchent de 
paraître aux Tuileries, comme aussi la chaleur que 
tu me connais pour de libres insuitutions. Je n'ai 
jamais élé de ceux qui aient pu croire que tu te 
laisserais tenter, mon cher et excellent ami, par 
l'aspect de l'Europe actuelle, de quitter un ma- 
(1) Voir à l'APPENDICE. 


(2) Humboldt veut peut-être dire cree Lis désin- 
téressement, par allusion à la secte des cathare 


— 117 — 


gnifique climat, la végétation des tropiques, ef 
l'heureuse solitude, au milieu d'affections domes- 
tiques que j'approuve beaucoup. Peut-être ces 
lignes, que je confie à un jeune médecin polonais 
(du nom un peu barbare Chrzéscinski), allant à Bue- 
nos-Ayres, pourront-elles t’arriver. Je voudrais voir 
de ton écriture avant ma mort prochaine. 

« Tout à toi de cœur et d'âme, avec la reconnais- 
sance d’un ami et fidèle compagnon de travaux. 


« Alexandre HuMBOLDT. 


« À Berlin, ce 4er septembre 1853. » 


« P. S. Le pauvre Arago, presque aveugle, est 
dans le plus triste état de santé; je sais que tu 
continues avec la même louable ardeur d’augmen- 
ter tes immenses collections. » 


Voici la lettre de Bonpland en réponse à celle 
de Humboldt. C’est comme le testament naïf de cet 
excellent ami et de ce fervent serviteur de la 
science et de la nature: 


« Mon cher Humboldt, 


« Tu ne saurais croire le plaisir que J'éprouve, 
après une si longue privation, d'avoir reçu La lettre 


— 118 — 


si aimable, si cordiale. Notre âge avancé nous an- 
nonce bien souvent ce qui doit nous arriver bien- 
tôt. C’est bien triste, après avoir vécu et travaillé 
ensemble pendant tant d'années, que nous ne 
puissions pas nous revoir. Combien grandes se- 
raient nos impressions en nous rappelant le monde 
tropical des alentours de Camana, les Indiens 
guayeneri, de beaucoup de souflrances réunies à 
beaucoup d'agrément, sur les rives de l’Orénoque 
et du Rio-Negro! À moi tout cela est si présent à 
la mémoire, que je pourrais faire une exacte des- 
cription de tout notre voyage. Depuis que j'ai été 
obligé de me rendre au Paraguay, je continue de 
m'occuper de médecine pratique, de la culture des 
plantes et surtout de botanique. 

« Je te remercie beaucoup de savoir par toi que 
quelques personnes de Berlin se rappellent encore 
de moi. J’ai appris avec peine dans ma solitude la 
mort de Jassieu, de Kunth et de Richard. 

« Les journaux de Montevideo viennent de 
m'annoncer la mort de notre illustre ami Arago. 
Je viens de recevoir les deux volumes des Tableaux 
de la nature, traduits en français. Je lirai tes des- 
criptions pendant ma navigation, en remontant la 
grande rivière de l'Uruguay, dont les rives pré- 

sentent un aspect admirable que je n’ai jamais vu 


— 119 — 


dans aucune autre rivière. Du Cosmos je n’ai reçu 
qu'un seul volume, qui m'a été offert par le bien- 
veillant docteur Portes, chargé d'affaires du Brésil 
dans la capitale de la République Orientale. Ce 
que tu m'as envoyé ne m'est pas parvenu dans 
mon désert. Ici les livres scientifiques sont exces- 
sivernent rares. 

« Déjà, avant de recevoir ta lettre, j'avais ap- 
pris que tu avais déposé les manuscrits du voyage 
botanique que nous avons fait ensemble au musée 
du Jardin-des-Plantes; je crois que ce seront cinq 
ou six volumes in-folio et in-quarto (1). Ils ont ce 
grand avantage, c'est que les descriptions, en gé- 
néral, out été toujours faites sur les lieux, en pré- 
sence des objets récemment recueillis, et qu’ils 
sont accompagnés de tous les détails relatifs à la 
géographie des plantes. 

« Pour ce que tu m’écris en ce moment relative- 
ment aux manuscrits déposés, et que tu désires 
qu'ils soient considérés comme ma propriété (ce qui 
est ponctuellement exécuté), les manuscrits d’une 
longue expédition botanique dans le centre d'un 
grand continent et sous les tropiques devraient 
être déposés dans un grand établissement public, 


(1) Voir à l'APPENDICE. 


— 420 — 
conjointement avec nos herbiers qui sont à Paris, 
desquels tu as donné le double (dobletes) à ton 
ami Willdenow. 

« Pour ce qui est relatif à mon projet de re- 
tourner en France, mon cher Humboldt, je dois te 
dire que je cherche depuis longtemps pour vendre 
mes deux propriétés situées sur les bords de l'Uru- 
guay, ou au moins l’une d'elles. Je m'occupe de 
nouvelles plantations à mon estancia de Santa- 
Anna. 

« Si la tranquillité se maintient dans le pays, 
et avec elle la prospérité du commerce, cette es- 
tancia peut me procurer un grand gain. C’est ma 
volonté que toutes mes collections que je possède 
dans ce pays soient transportées en France pour 
être déposées au Jardin-des-Plantes. Possédant le 
Genera plantarum de Endhcher et le Prodromus 
de de Candolle, je puis entreprendre une nouvelle 
classification de mon herbier. 

« Si, après avoir accompli quatre-vingt-un ans, 
je me sens encore assez fort pour entreprendre un 
voyage en France, j'emporterai "avec moi les 
plantes sèches, mes pierres de montagnes, mes pé- 
“trifications, au Jardin-des-Plantes ; je séjournerai 
quelques mois à Paris, et je retournerai ensuite 
dans ma solitude, dans l'Amérique du Sud, pour y 


M |. De 


continuer, avec la tranquillité domestique, les tra- 
vaux dont je m'occupe depuis si longtemps. 

« San-Borja, par la bonté de son climat, par 
la force de la végétation, me rappelle la ville de 
‘Llague, située sur le versant oriental des Cordil- 
lières de Ourudin. San-Borja peut être un jour 
d’une grande importance, à moins que Rosas, avec 
ses partisans que je connais très-bien, ne vienne 
avec son armée dévaster la province de Corrientes. 
Si j'avais pu gagner, par mon activité et comme 
cultivateur, une médiocre fortune, je serais parti 
depuis bien longtemps pour Paris, et j'aurais eu en 
même temps le plaisir de te voir à Berlin, toi de qui 
je ne me serais jamais séparé, si des circonstances 
extraordinaires et de force majeure ne m'eussent 
éloigné de l'Europe. 

« Dans le cas où je n'aurais pas assez de force 
pour emporter mes collections en France, je les 
enverrais par des mains sûres. Quoique cette lettre 
soit déjà assez longue, je ne veux pas la terminer 
sans te rappeler (tout en en déplorant la perte) la 
collection que j'ai envoyée à Paris en 1836, sous 
la direction de X....., professeur au Musée 
d'histoire naturelle au Jardin-des-Plantes. Cette 
coïlection contenait des exemplaires d'un catalo- 
gue des minéraux relatifs à la géologie des rives 


« 199 


de l’Uruguay, du Parana, du Rio de la Plata et 
des anciennes Missions des Jésuites. Elles étaient 

composées de 154 espèces de pierres de mon- 
_ tagnes, avec fracture double, comme nous le fai- 
sions quand nous voyagions ensemble ; aussi une 
collection de pétrifications et de coquilles terres- 
tres, fluviales et océaniennes; il y avait plusieurs 
doubles du tout, et je demandais aux professeurs du 
Jardin-des-Plantes pour que l’on envoie un double 
de Ja collection complète, en mon nom, au ca- 
binet de l'Université de Berlin. Je t'écrivais aussi, 
cher ami, pour t’annoncer ce présent que je de- 
vais faire; mais comme ni toi ni les professeurs 
du Jardin-des-Plantes vous ne m'avez dit une 
seule parole sur cette réception, je n’ai qu'à te 
rappeler ici l'envoi de cette collection. 

«Mon journal de voyage (1) botanique contient à 
lui seul 2,574 espèces ; mais mon herbier, ici, en 
contient plus de 4,000, classées en familles d’après 
le système de Jussieu. Il est vrai que les régions 
de l'Amérique du Sud, où j'ai pu les ramasser, 
sout moins abondantes en phanérogames que sous 
l zone tropicale que nous avons parcourue. 

« Ma petite possession rurale près de San- 


(1) Voir à l'APPENDICE. 


as A 


Borja, sur les bords de l’Uruguay, a une super- 
ficie de 30,000 mètres carrés. Il me serait facile 
d'agrandir cette propriété; mais, pour l'état pré- 
sent, la culture me donne, avec la médecine civile, 
une rente assez considerable. J'ai couvert mon es- 
tancia de San-Borja avec une variété de plantes 
des plus utiles, des pommes de terre, planté 
4,600 orangers, lesquels donneront des plantes 
cette année; au territoire de Santa-Anna, j'ai 
2,000 brebis, lesquelles, pour la majeure partie, 
sont mérinos pur. Tout progresse dans ce pays 
si richement doté par la nature; tout aussi dé- 
pend de la tranquillité politique, qui, peu à peu, 
paraît se consolider. Treize années de guerre civile 
ont amené la pauvreté. Obséquieux comme tu 
me connais, J'ai cherché à secourir beaucoup de 
familles : il me sera difficile de recouvrer les ca- 
pitaux que j'ai avancés. 

« Par le même navire qui l’emporte ce signe 
de vie et mon affectiort inaltérable, j'écris en même 
temps à Paris, à l'ambassadeur du roi de Prusse, 
M. le comte de Hatzfeld, qui m'a envoyé au nom 
de ton roi la croix de l’ordre de l’Aigle-Rouge de 
la 3 classe. 

« C’est une de mes plus douces espérances, je te 
le répète, mon cher Humboldt, d'emporter mes 


— 124 — 


collections, mes descriptions à Paris, me mettre au 
courant de la nouvelle littérature et de l’état pré- 
sent de la science, acheter des livres et retourner 
ensuite ici, pour attendre tranquillement la mort, 
sur les rives de l’Uruguay, dont les bords sont en- 
chanteurs. 

« Je te renouvelle mon amitié inaltérable, et te 
rappelle avec plaisir nos privations et nos jouis- 
sances passées. 

« Tout à toi, 


« Aimé BONPLAND. » 


A cette lettre, il est intéressant de joindre celle 
que Bonpland adressait au gouverneur de la pro- 
vince de Corrientes pour accepter, à l’âge de quatre- 
vingt-un ans, les fonctions de directeur du Conser- 
vatoire d’histoire naturelle. 


€ Santa-Anna, 27 octobre 1854. 


« Je désirerais être plus jeune et plus digne, 
pour remplir l’emploi de directeur en chef du 
Musée, ou exposition de la province, dont veut 
bien m’honorer M. le gouverneur. Malgré mes 
quatre-vingts ans el trois mois, J'accepte avec toute 
la reconnaissance due à l'honneur que me fait Votre 


MS 


Excellence, et je promets d'employer tous mes 
efforts pour accomplir les nombreux travaux 
qu'exige une institution si utile au peuple corrien- 
tien, à qui je dois de grandes obligations. 

« La plus grande richesse connue jusqu’à pré- 
sent consiste dans le règne végétal. Dans toute la 
République Argentine, comme dans le Paraguay et 
la Bande orientale, j'ai formé un herbier qui con- 
tient plus de 3,000 plantes, et j'en ai étudié les 
propriétés avec le plus grand soin. Ce travail, qui 
m’a occupé continuellement depuis 1816, me sera 
utile pour traiter le règne végétal, et j'espère dans 
peu mettre en possession le musée de Corrientes 
d'un herbier qui servira, comme le désire Votre 
Excellence, à faire naître parmi vos compatriotes 
le désir de travaux utiles. 

« Quant au règne minéral, il n’est pas douteux 
que dans peu de temps on travaillera aux mines 
d’or et d'argent, quand il y aura une plus grande 
population et que l'on travaillera régulièrement. Il 
y a plusieurs années que Von a rencontré le mer- 
cure natif aux environs de la ville de la Cruz; 
mais vos prédécesseurs ont eu la gloire de ren- 
contrer cette mine précieuse, dont le métal est si 
utile à l’amalgame de l'or et de l'argent. Il est 
urgent de parcourir le plus tôt possible les trois 


— 126 — 


montagnes qui dominent la ville de la Cruz; on 
doit y rencontrer la source de la mine de mercure. 
Si, comme je l'espère, nous pouvons découvrir cette 
mine, ce sera un grand trésor qui servira pour 
l’amalgame des nombreuses mines d’or et d'argent, 
que de nos jours on travaille avec tant de soin dans 
les provinces de la Confédération Argentine. 

« Le règne animal est très-étendu, et on ne le 
connaît que superficiellement; il serait urgent de 
l’étudier et d’en faire une collection complète. 


« Aimé BONPLAND. » 


La vie de Bonpland a toujours été celle du 
plus excellent homme; il était plein de charité et 
d'amour pour ses semblables. L’ambition ne lui 
fit jamais oublier qu'une honnête indépendance 
est le plus précieux de tous les biens; estimé de 
tout le monde, il réunissait toutes les qualités 
qui font l'homme serviable, l’homme généreux; 
il avait conservé la grâce et l’aménité des bonnes 
manières de cour, bien qu'il eût vécu plus de 
trente ans au milieu des Indiens, loin de toute 
société européenne. Ne s'étant jamais laissé en- 
trainer par le courant des passions politiques qui 
bouleversaient le pays, toujours absorbé par la 
science, il mérita l’estime et la considération de 


DAUT 2 


tous les partis ; il a laissé en Amérique des traces 
trop profondes pour que son nom puisse tomber 
dans l'oubli. - 

Jamais l'intérêt personnel ne fut son guide; il 
était d’un rare désintéressement; il se conten- 
tait le plus souvent des témoignages de recon- 
naissance, qui l’honoraient et le touchaient beau- 
coup plus que le salaire de ses soins comme 
médecin. 

Bonpland était en effet d’un empressement si 
charitable, qu’il prodiguait avec ses soins aux 
malades les médicaments mêmes qu’il leur prépa- 
rait. Que de fois l’a-t-on vu se lever de table, 
laisser là son dîner à peine commencé, pour courir au 
chevet d’un pauvre qui le faisait appeler! — Que de 
fois, monté sur son petit cheval, habillé d’une 
veste d’élé, d’un pantalon sans bretelles, le cou 
sans cravate (c'était un luxe qui le gênait), coiffé du 
poncho correntino le plus grossier, il s’en allait 
galoper à vingt-cinq lieues, pour assister un ma- 
lade qui ne devait pas le payer ! 

Voici de sa bonhomie et de son obligeance un 
exemple qu'il nous a plus d’une fois conté en riant : 
appelé en consultation chez un riche Brésilien, il 
fit à cheval une trentaine de lieues; la consultation 
terminée, il reçut comme honoraires une vingtaine 


— 128 — 


d’onces, après quoi il remonta à cheval et reprit 
le chemin de San-Borja. 

Le fils du Brésilien, plein d’empressement et de 
reconnaissance, voulut accompagner le docteur ; 
après quelques heures de marche, au moment où 
Bonpland insistait pour que son compagnon re- 
tournât auprès de son père malade, le jeune 
homme lui fit avec une grande émotion la confi- 
dence suivante : il avait perdu au jeu, et avait 
contracté une dette qu'il fallait acquitter sous 
peine du déshonneur ; il n’avait pas osé avouer sa 
faute à son père, dont 1l voulait ménager le cœur 
et la santé; enfin, il était perdu s'il ne trouvait 
une âme charitable. Il n’en fallait pas tant pour 
soulirer à Bonpland les vingt onces qu'il venait de 
recevoir. Le jeune homme les reçut avec les larmes 
aux yeux, et jura par ce qu'il avait de plus sacré 
qu'à jour fixe cette somme serait rendue au géné- 
reux prêteur, qui n'entendit jamais plus parler du 
Brésilien et des vingt onces. Bonpland ajoutait gra- 
vement qu'il n’y a rien de si imprudent que de 
semer l’or sur les grandes routes. 

Il y passait une partie de sa vie ; il sortait sou- 
vent seul à cheval, et s’en allait à plusieurs lieues, 
à travers une campagne presque déserte; vingt fois 
on lui conseilla de se faire accompagner: il pou- 


si 400 


vait lui arriver malheur ; il pouvait faire une mau- 

vaise rencontre; rien ne put le corriger de cette 

habitude; l'indépendance était le premier besoin 

de sa nature. Il fallut plus d’une attaque où 

sa vie fut en péril pour le forcer à reconnaitre 

que les conseils tant de fois renouvelés avaient du 
on. 

Un jour qu’il revenait d’une de ses courses soli- 
taires, son cheval broncha, et Bonpland n’ayant 
pu le soutenir, le cheval s'abattit, et Bonpland 
tomba da jambe prise sous l'animal, qui ne pui se 
relever; plusieurs heures s’écoulèrent dans cette 
position critique; enfin, un voyageur vint le dégager, 
le remit sur sa bête, et l'accompagna jusqu’à San- 
Borja. A la suite de cet accident, Bonpland fut 
forcé de garder le lit pendant deux ou trois mois, 
et il resta légèrement boiteux jusqu’à sa mort. 

Une constitution robuste fut pendant de longues 
années au service de cette âme de feu ; toujours 
plein de zèle et toujours agissant pendant sa belle 
carrière, il entrelint jusqu’à un âge avancé le goût 
des longues excursions, dans lesquelles il faisait 
toujours de nouvelles découvertes. Sa santé ne 
trahit presque jamais sa résolution et sa volonté ; 
c'est à peine si, dans sa verte vieillesse, il éprouva 
quelques légères indispositions. 


ax A). 


Les périls qu'il a résolument affrontés, [les luttes 
courageuses qu'il a soutenues, les privations en- 
durées, les découragements, les obstacles surmon- 
tés, une persévérance invincible, une bienveillance 
souriante et simple, toutes ces qualités réunies 
firent de Bonpland un de ces hommes rares et 
honorables que leur pays ne doit point oublier.; 
aussi l'estime des hommes et de la postérité lui est 
acquise. Au prix d’un travail assidu, il a pu faire 
des découvertes qui ont reculé les bornes de la 
science humaine; il a été utile à l'humanité ; aussi 
sa renommée s’est-elle étendue. Sa gloire n’est 
plus seulement celle de la France ; elle est aussi 
celle du monde savant. Il a droit à cette gratitude 
universelle que l’humanité doit aux hommes qui se 
dévouent au progrès des sciences et du bien-être 
général. 

Que sa mémoire soit honorée : il avait ce que 
les sages estiment le plus : la science et la vertu! 
Il semble que c'était pour lui que Massillon a pro- 
noncé ces belles paroles : 

« Ce n’est pas dans l'élévation de la naissance, 
dans l'éclat des titres, dans l’étendue de la puis- 
sance ou de l'autorité, qu’il faut chercher les cardc- 
tères de la véritable grandeur ; ce ne sont ni les 
statues ni les souscriptions qui immortalisent les 


— 131 — 


hommes ; elles deviennent tôt ou tard le triste jouet 
des temps et de la vicissitude des choses humaines. 
Les hommes ne seront véritablement grands 
qu'autant qu’ils seront utiles. » 

Bonpland avait habité la petite ville de San- 
Borja, sur les bords de l'Uruguay, dans le territoire 
de l'empire du Brésil, depuis 1831, date de sa sortie 
du Paraguay, jusqu'en 1853. À cette époque, il 
vint s'établir dans son estancia de Santa-Anna, 
dans le territoire de Corrientes, à deux lieues au- 
dessous de la petite ville Restauracion; il voulait 
mettre cette propriété en culture et y faire un 
grand établissement. C’est là qu'il s’est éteint, le 
11 mai 1858, à l’âge de près de quatre-vingt- 
cinq ans, assisté de ses deux enfants Amadito et 
Carmen Bonpland. Ce fut bien la mort du sage : 


Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour. 


Bonpland est mort sans laisser d'autre fortune 
qu'un terrain d’estancia, composé de cinq lieues, 
situé sur les bords de l’Uruguay, et qui lui a été 
donné en toute propriété par le gouvernement de 
la province de Corrientes. 

Le gouvernement de Corrientes a décrété l’érec- 
tion d’un monument à la mémoire de M. Bonpland. 
C'est une juste dette payée à la mémoire du savant 


LE 496 == 


qui a consacré au Rio de la Plata une bonne part 
de son existence, et qui lui a rendu d’éminents 
services. Bonpland avait, pour Corrientes et pour 
ses habitants, une prédilection particulière ; aussi 
pouvait-il y voyager, dans toutes les circonstances, 
sans la moindre crainte : partout l’arrivée de Don 
Amado était saluée comme un véritable jour de 
fête. Son nom restera longtemps dans ces belles 
contrées comme synonyme de science, humanité, 
bienveillance. 

Après la mort de Bonpland, M. Lefèvre de 
Bécourt, ministre de France près de la Confédéra- 
tion Argentine, a écrit au gouvernement de Cor- 
rientes, afin de réclamer les manuscrits laissés par 
Bonpland (1). M. de Brossard, notre consul à lAs- 
somption, se rendit à Corrientes, fit des négociations 
avec le gouverneur de la province et obtint la 
permission d’expédier au ministre des affaires 
étrangères, à Paris, deux caisses contenant une 
partie des collections et des écrits de notre illustre 
compatriote. 


(1) Voir à l'APPENDICE. 


CONCLUSION. 


Telle fut la vie honorable et modeste d’un 
homme dont le nom reste attaché au souvenir du 
plus grand voyage scientifique, et demeure insé- : 
parable du nom du savant le plus éminent et le 
plus encyclopédique du XIX£ siècle. 

Moins d’un an après la mort de Bonpland, 
A. de Humboldt, âgé de près de quatre-vingt-dix 
ans, allait rejoindre le compagnon de sa jeunesse, 
pour goûter dans une autre vie ce repos que ni 
un ni l’autre n’avait cherché sur cette terre. 

Humboldt et Bonpland se complétaient d’une 
façon merveilleuse : tous deux avaient la passion 
de la nature et de l’indépendance ; mais Bonpland 
aurait encore plus que son immortel ami le droit 
d'écrire cette ligne qui termine le testament scien- 


C2 


SR 1 


üifique de Humboldt : « Ce qui m’est le plus cher 
et qu'on ne peut me ravir, c’est le sentiment de 
liberté qui me suivra jusqu’au tombeau ! » 
= En effet, Humboldt aimait la nature en poète, 
en savant, en philosophe, jaloux par dessus tout de 
charmer son imagination, de pénétrer les mystères 
du monde et de découvrir les grandes lois du 
Cosmos ; Bonpland était un adorateur plus désinté- 
ressé de la nature tropicale, dont les splendeurs 
ravissaient sa vue, et remplissaient sa mémoire et 
son imagination. Sans jamais rien abandonner de 
son culte pour le monde primitif, Humboldt a vécu, 
a brillé, est mort au milieu du monde des salons 
les plus élevés; il a cherché les plaisirs de la civili- 
sation la plus raffinée; il a été l'ami intime des 
souverains qui se sont succédé sur le trône de 
Prusse, le favori de l’empereur Nicolas; plus d’une 
fois il a été fier d’être associé et employé à des 
missions diplomatiques. Bonpland n’a fait que tra- 
verser les honneurs et les splendeurs du grand 
monde et du monde politique; puis il est retourné 
avec délices se plonger au sein de cette nature sau- 
vage dont les persécutions, une longue captivité, 
mille périls de toutes sortes n’ont pu le dégoûter, 
dont l'amour même de la patrie n’a pu étouffer la 
passion constante. Pour Humboldt, les voyages 


sv 495 


étaient un moyen; pour Bonpland, ils étaient un 
but. Bonpland restera donc comme le type achevé 
du savant désintéressé et libre, pour l’âme duquel 
rien n’est supérieur au culte de la nature, rien 
n’est préférable au commerce assidu avec les forces 
admirables qui se déploient en toute liberté dans 
le monde tropical. 

La France doit en particulier à Bonpland d’avoir 
“inspiré à Humboldt, dès le début de sa carrière, le 
goût et la passion persistante de notre pays, de son 
esprit et de sa langue. Il ne faut faire nul doute que 
la haute estime, l’affection persévérante de Bon- 
pland, n'ait encouragé son illustre ami dans cette 
heureuse voie. Le caractère franc et loyal, l’inal- 
” térable gaîté, le dévoûment sans faste de son pre- 
mier compagnon, ont engagé et maintenu Humboldt 
dans ces dispositions heureuses : un commerce 
journalier de plusieurs années lui a fait contracter 
de la langue française une habitude qu'il n’aurait 
pu acquérir autrement, et grâce à laquelle il a 
écrit plusieurs de ses ouvrages dans notre langue, 
et il a toujours attaché une grande importance à 
faire traduire les autres en français, surveillant lui- 
même avec un soin attentif le choix des hommes et 
des mots. C’est beaucoup, parce que Bonpland a été 
pour lui comme un second frère; que la France, à 


PE — 


laquelle il se rattachait déjà par la famille de sa 
mète, est devenue pour Humboldt une seconde pa- 
trie. Enfin il semble permis de détourner en fa- 
veur de Bonpland quelques-uns des traits par 
lesquels Humboldt, aussi modeste qu’il était obli- 
geant, s’est dépeint lui-même dans une lettre écrite 
très-peu de temps avant sa mort, et qu'un juge 
exquis en toute matière, M. Ferdinand Denis, ap- 
pelle un testament littéraire où la grâce familière 
de l'esprit le dispute à la grandeur des sentiments: 

« Je ne me suis heureusement pas aveuglé sur 
moi-même, étant toujours environné de personnes 
qui m'étaient supérieures. Ma vie a été utile aux 
sciences, moins par le peu que j'ai pu produire 
moi-même que par le zèle que j'ai déployé pour : 
faire profiter les autres des avantages de ma posi- 
tion. J'ai toujours été un juste appréciateur du 
mérite d'autrui; j'ai même eu quelque sagacité 
pour découvrir le mérite naissant. Il m’est doux 
de penser que j'ai laissé sur mon chemin quelque 
trace de mon passage (1). » 


- «) Correspondance d'A. de Humboldt, lettre adressée à 
M. Hæfer, directeur de la Biographie générale de Didot, t. IL 
p. 493. 


APPENDICE. 


NOTE I. 


SUR L’HISTOIRE DU BASSIN DU RIO DE LA PLATA. 


Depuis l’arrivée de M. Bonpland dans nos con- 
trées, il y a environ quarante ans, le bassin de 
la Plata n’a jamais cessé d’être en fermentation; 
si ce ne sont pas les révolutions qui agitent le 
pays, c’est le despotisme qui l’écrase. C’est par 
ce motif que la majeure partie des émigrations 
de l’Europe ont été dissipées ou évincées à diffé- 
rentes époques. L'ancienne vice-royauté de Bue- 
nos-Ayres est divisée de nos jours en quatre Re 
bliques, qui forment tout autant d g 
différents : le Paraguay, la Confédération Argen- 
tine, la province de Buenos-Ayres et la Banda 


— 138 — 


orientale. Le Paraguay, après la mort du docteur 
Francia, a continué à être gouverné despotique- 
ment par Lopez, qui, dans l'exercice de son pou- 
voir, a eu des difficultés avec la France, le Brésil, 
les États-Unis, pour cause de spoliation ou de 
mauvais traitements faits à leurs sujets. Urquiza, 
un des lieutenants de Rosas, s’est mis à la tête de 
la Confédération Argentine, gouvernant arbitrai- 
rement, et suivant le même système que son an- 
cien maître. Si, de nos jours, la république de 
Buenos-Ayres voit augmenter sa population, si 
elle concentre toute l’émigration européenne, 
c'est qu’elle est gouvernée par des lois et une 
bonne constitution. Urquiza, qui voudrait faire 
de Buenos-Ayres son patrimoine et le gouverner 
comme il gouverne depuis quinze ans la province 
de l’Entre-Rios, comme Rosas a gouverné Bue- 
nos-Ayres pendant vingt ans, cherche depuis plu- 
sieurs années à la ruiner, en fournissant aux 
Indiens Pampas les moyens de l’envahir. C’est 
une guerre atroce que les sauvages font sur la 
frontière; ils fondent avec impétuosité sur les 
estancias, massacrent les hommes et emmènent 
les femmes et les enfants en esclavage. 11 a fait 
dévaster de cette manière plus de cent lieues, et 
a fait perdre une immense quantité de bestiaux 


100 

aux propriétaires. Ces invasions ont lieu assez 
souvent, parce que les Indiens ont la facilité de 
faire passer les troupeaux dérobés par les Cor- 
dillères et vont les vendre au Chili. Les gouver- 
nements européens laisseront-ils détruire la belle 
organisation de cette province par les Indiens et 
les gauchos d’Urquiza ? Qu'ils pensent bien que 
Buenos-Ayres est le berceau de la civilisation 
dans ces parages, que de grands intérêts euro- 


_ péens et un grand commerce y sont concentrés. 


Dans la république orientale, le président Pe- 
reyra nous a donné, en 1858, une représentation 
du temps des fameux conventionnels Carrier et 
Collot-d’'Herbois. Dans cette province la propriété 
échappe à beaucoup d'individus qui ont des 
titres. Je suis allié à une famille honorable, qui 
a eu quelques différends avec le gouvernement 
relativement à l'héritage de ses aïeux. Depuis 
vingt-cinq ans, il nous à acheté une surface de 
deux cent trente lieues de terrains; la somme 
s'élève à plus de 6 millions de francs. Non seu- 
lement il ne paie pas, mais encore un décret du 
mois de septembre 1858, signé par le président 
Pereyra, dépouille la famille Solsona de plus de 
vingt lieues carrées. 

Si la propriété est si bien respectée pour les 


Li 


= dd 


Orientaux, que doit-on espérer pour les étran- 
gers établis dans le pays? Qu'il me soit permis de 
citer un seul fait. Quand, en 1845, les ministres 
Ouslay et Deffaudis déclarèrent la guerre à Bue- 
nos-Ayres, le général Oribe occupait toute la 
campagne de la Banda orientale ; il bloquait en 
même temps la ville de Montevideo. Un grand 
nombre de familles paisibles qui travaillaient 
dans les champs, anglaises ou françaises, furent 
saccagées, ruinées, maltraitées ; plus de soixante 
personnes furent massacrées; d’autres furent 
obligées de travailler comme des forçats; sous les 
ordres de chefs barbares. J'ai lu tous ces détails 
dans plus de huit cents dossiers de réclamations. 
La plupart de ces familles spoliées avaient acquis 
une petite fortune par leur travail; depuis quinze 
ans, elles sont dans un dénûment complet, sans 
qu'elles aient pu recevoir le moindre secours, Ce- 
pendant nous sommes au mois de janvier 186%, 
et aucune indemnité n’a été payée. 

Artigas s'est rendu fameux par les crimes 
qu'aujourd'hui on cherche à pallier, en le procla- 
mant le patriote par excellence. L'histoire ne peut 
l’absoudre ; les malheureux Espagnols sont là 
pour appuyer les accusations portées contre son 
administration, sa personne et ses agents. 


— 141 — 


C’est en vain que les gouvernements s’'éver- 
tuent à donner son nom à un village formé sur la 
frontière, aux bords du Yaguaron, ainsi qu'à une 

place située entre la ville et le Cordon, à Monte- 

video; en vain on a décrété qu'une statue lui 
sera élevée sur cette même place; rien ne peut 
empêcher qu'Artigas ne soit cité au nombre des 
hommes qui se sont fait haïr pour leurs exac- 
tions; etqu'il serait bien plus sage de chercher à 
faire oublier. 


NOTE Il. 


SUR LES MISSIONS DES JÉSUITES DANS L’AMÉRIQUE DU SUD. 


Depuis l’indépendance de ces pays, l’ancien 
- territoire des Missions est divisé en trois parties. 

La première comprend les huit bourgades si- 
tuées sur la rive droite du Parana; elles appar- 
tiennent à la province du Paraguay. 

La seconde renferme les quinze missions éta- 
blies entre le Parana et l’Uruguay ; elles appar- 
tiennent à la province de Corrientes. C'étaient 


El 


# 


— 14 — 


autrefois les bourgades les plus florissantes de 
de toutes les missions des Jésuites. En 1819, les 
bandes d’Artigas dispersèrent les Indiens et brü- 
lèrent leurs habitations; mais, grâce à la bonté 
du terrain et des pâturages, le pays fut bientôt 
repeuplé. Ce sont les Indiens de ces bourgades 
que M. Bonpland a employés pendant longtemps 
à la culture; c’est dans ces localités qu'il avait 
son estancia de Santa-Anna. 

Enfin la troisième portion appartient à l’em- 
pire du Brésil, et comprend les sept missions fon- 
dées sur la rive de l’Uruguay; l'empereur les a 
conservées et emploie tous les moyens possibles 
pour les faire prospérer. 

Les Brésiliens et les Portugais auxquels le chef 
de bandits Artigas — car en bonne conscience 
on ne peut pas donner le nom d’armée à un ra- 
massis d'hommes de tous les pays, qui n'étaient 
ni instruits dans le métier des armes, ni orga- 
nisés — a fait uné guerre acharnée, par les- 
quels il a été vaincu, et qui l'ont obligé à se 
réfugier au Paraguay, où il est mort dans la ré- 
sidence que lui avait imposée Francia, — sont 
devenus les maitres des Missions par un traité 
fait avec le général Rivera, traité onéreux, bien 
entendu, à la Bande orientale dont il réduisit le 


as TT 


territoire, et rapprocha les Brésiliens de la fron- 
tière jusqu'au Cuarcim, au lieu de l'Ybicuy- 
Grande, où elle était fixée avant ce traité, perte 
considérable de territoire, mais peu appréciée 
jusqu’à ce jour. 

C’est aux Brésiliens que l’on doit la complète 
destruction de cette partie des missions ; à cette 
époque ils enlevèrent tout ce qui pouvait leur 
être de quelque utilité, jusqu'aux tuiles qui re- 
couvraient les toits des maisons bâties en pierres 
sèches ou en pisé. 

Aujourd’hui les missions de Corrientes ne sont 
plus formées en bourgades. A la suite des guerres 
qui ont désolé cette contrée, les Indiens disper- 
sés sont réunis par des spéculateurs: ils ne s'oc- 
cupent plus à cultiver les terres et élèvent les 
bestiaux au profit de quelques colons. On voit 
encore, dans ces déserts, de grands édifices 
abandonnés et entourés de ruines: ce sont des 
églises ét des magasins élevés autrefois par les 
Jésuites. 

Dans un rapport ministériel inédit, adressé au 
roi d'Espagne, nous voyons quelle a été la po- 
pulation des missions à différentes Époques ; 
l'auteur, ennemi des Jésuites, reconnait « qu'au 
moment où ces Pères furent expulsés, la popu- 


sn AE 


lation des trente villages fondés par eux s'élevait 
à 92,000 âmes, et qu’elle fut réduite, dans l’espace 
de vingt ans, à 42,000, c’est-à-dire moins de la 
moitié. » 

La population, déjà si réduite en 1789, dimi- 
nua plus rapidement encore dans les années 
suivantes : et quand l'Amérique insurgée eut 
Chassé les Espagnols, ceux-ci ne laissèrent dans 
le pays que 14,000 Indiens. Ce nombre s’est ré- 
duit considérablement: 

Dans les premières années qui suivirent l’éta- 
blissement des Espagnols sur les rives de la Plata, 
ils avaient voulu soumettre les individus par la 
force des armes; ils n’y réussirent qu'imparfai- 
tement, car, en 1580, ils ne voyaient encore sous 
leur domiustion qu'une Poignée d’indigènes qui 
pouvaient d’un moment à l’autre les abandon- 
ner. Le plus grand nombre des tribus défen- 
daient le sol natal, avec l'énergie du désespoir, 
contre les envahissements des nouveaux venus. 
Les Indiens voisins du Rio de la Plata luttèrent 
pendant de longues années, et quand, épuisés 
par la guerre, décimés, écrasés en détail, il leur 
fallut cesser une inutile résistance, les uns, en 
petit nombre, furent retenus dans les villes, dont 
ils augmentèrent la population ; les autres aban- 


a 


2e) Aile 


donnèrent les bords délicieux des rivières et s’en- 
fuirent dans le désert. Les Espagnols, voyant 
qu'ils n'avaient pu asservir les volontés des na- 
turels ni les plier à la civilisation, et qu'à peine 
ils conservaient une poignée d'Indiens dans ce 
vaste territoire, abandonnerent la voie dés armes 
et s’attachèrent à favoriser la propagation de la 
foi chrétienne; ils pensaient que l'action religieuse 
était la seule efficace, la seule capable de plier 
à l’obéissance l'esprit indépendant des naturels. 

Les Jésuites s'enfoncèrent dans les déserts et 


commencèrent avec ardeur leurs travaux évan- 


géliques. Ils se rendirent agréables aux chefs 
indiens, s’établirent dans les tribus qui voulurent 
se soumettre à eux, et s’occupérent de leur ad- 
ministration. Ils se fixèrent d’abord dans une 
localité où ils comprirent que leur influence s’af- 
fermirait plus aisément. Pendant leurs excur- 
sions, ces Pères avaient visité les bords enchan- 
téurs du Parana, étudié les mœurs des habitants, 
et ils s’y établirent parce qu'ils voyaient, d'une 
part, un terrain fertile arrosé par de grandes ri- 
vières, un climat tempéré, et de l’autre un peuple 
docile, aisé à discipliner, et moins hostile que les 
autres tribus. Les Guaranis avaient déjà quel- 
ques notions d'agriculture, et leur caractère, 
10 


A 


leurs coutumes, leurs goûts, différaient dé ceux 
des autres tribus. Leurs descendants sont d’une 
stature moyenne ; leur couleur est légèrement 
cuivrée; ils sont bien proportionnés dans leurs 
formes et d’une intelligence plus développée que 
celle des autres Indiens. J'ai connu, dans la 
campagne de Montevideo, un Indien guarani de 
quatre-vingt-dix ans, qui était né et avait vécu 
sous le régime des Jésuites. 

La prédication des premiers religieux fut em- 
preinte de douceur ét de persévérance ; ils firent 
sentir aux naturels les avantages de la civilisation 
et leur inspirèrent le désir de se rendre agréables 
les uns aux autres par des travaux d’une utilité 
générale, et. par conséquent dignes d’une mu- 
tuelle approbation. Mais, pour éclairer ces hom- 
mes grossiers, pour les civiliser, pour étendre 
parmi eux les lumières de la religion, pour se 
rendre maitres d'eux en un mot, dans leur pro- 
pre intérêt, il fallut acquérir une certaine puis- 
sance matérielle. Les ministres de la foi se gar- 
dèrent bien pourtant de convertir les Indiens 
en violentant leurs consciences ; la persuasion fut 
leur meilleure et à peu pres leur seule arme, et 
s'ils recouraient quelquefois à des moyens d’in- 
térét temporel, c'était toujours avec modération et 


— 147 — 


prudence. Aussi un grand nombre de tribus fu- 
rent-elles bientôt baptisées ; cetté conversion fut 
d'autant plus rapide, que nul fanatisme reli- 
gieux, nulle croyance bien arrêtée, n'avaient 
jeté chez les Indiens de profondes racines, et 
qu'il n’existait parmi eux ni intérêts de caste, ni 
privilége sacerdotal. Aussi les bords de la Plata 
furent-ils promptement couverts de chrétiens; on 
fonda des cures, des églises, des couvents, et les 
naturels se rangèrent sous la loi de leurs pas- 
teurs. 

Pour que les Indiens ne pussent prendre d’au- 
tres idées que celles qui leur étaient inculquées 
par les Jésuites, ceux-ci avaient appris la langue 
guarani, dont ils avaient formé une grammaire, 
et ne leur parlaient jamais en espagnol. Ils ne 
mettaient pas moins d'attention à maintenir l’é- 
galité; la nourriture et les vêtements étaient les 
mêmes pour tous, les travaux à peu près pareils, 
et l’Indien qui administrait la justice n’avait hors 
de là aucun pouvoir. 

Les Jésuites ont toujours empêché que les 
étrangers ne pénétrassent dans les missions ; ils 
en disputaient l'entrée même à leurs évêques et 
aux délégués du gouvernement, et quand les 
premiers venaient exercer leurs fonctions, on 


ai AA 


célébrait des fêtes brillantes qui les empêchaient 
de rien examiner. 

Pour arriver au point de civilisation où les 
Jésuites avaient poussé les Indiens, il leur fallait 
de la persévérance à faire exécuter leurs ordres; 
sans cela, les indigènes seraient revenus à leur 
insouciance première et à leurs habitudes de sau- 
vages. Malheureusement, sous ce régime, nul 
motif d'émulation ne pouvait porter les Indiens 
à perfectionner leurs talents, puisque le plus ha- 
bile n’était ni mieux vêtu ni mieux nourri que 
les autres. De_nos jours, les errements de l’âge 
primitif ayant été arrêtés dans leurs développe- 
ments par les dominations successives qui les 
ont brisés, d’autres principes ont engagé les In- 
diens au contact des Européens, dans la voie de 
la civilisation. Cependant nous voyons quelques 
descendants de ces hordes primitives occuper 
une position élevée dans l’art de la guerre et la 
magistrature. 


— 149 — 


NOTE IIl. 


SUR LE MATÉ. 


Le maté, ou thé du Paraguay, est la feuille d'un 
arbre qui croit en abonnance aux environs de 
Villa-Rica. Pour préparer cette feuille, on la tor : 
réfie, on la fait fermenter, et on la pulvérise en- 
suite. L'infusion sucrée où non sucrée de ces 
feuilles ainsi préparées est d’un usage général au 
Rio de la Plata, au Brésil, au Chili, dans le haut 
‘et le bas Pérou, et dans l’ancienne république de 
Colombie. 

L'instrument dont on se sert pour prendre le 
_ maté est une petite citrouille creuse, montée ou 
non en argent; quand on veut prendre l’infusion, 
on fait brûler du sucre dans une petite calebasse, 
on y jette ensuite une pincée de maté réduit en 
poudre, puis on la remplit d’eau chaude. 

Cette boisson ainsi préparée, on l'aspire au 
moyen d’un petit tuyau en argent ou en jonc, 
terminé par une pomme d’arrosoir, et qu'on ap- 
pelle bombillu. Le maté passe de main en main, et 
la hombilla de bouche en bouche, après avoir 


= 100 
passé d'abord par celle des domestiques nègres, 
qui ont eu soin de goûter le thé avant de le 
servir, pour s'assurer s’il est bien fait. Je me 
rappelle avoir soigné ‘plusieurs personnes qui 
avaient gagné la syphilis de cette manière. 

Cette boisson amère, si recherchée des habi- 
tants, me parait plutôt nuisible qu'utile. Quant à 
moi, depuis quinze années que j'habite le pays, 
je n'ai jamais pu m’y habituer. L'usage immodéré 
qu’on fait de cette boisson constitue une branche 
de commerce très-étendue et très importante ; on 
évalue à 50 ou 60,000 quintaux le maté qu’on 
exporte habituellement du Paraguay. 


NOTE IV. 


NOTE sur la convenance d’adopter un système dia- 
mélralement opposé à celui que l'on a adopté 
jusqu'à ce jour pour culliver et préparer la 
yerba malé, par Aimé BoNPLanp. 


La province de Corrientes n'est pas moins 
riche en yerbales (1) que le Brésil et le Paraguay ; 


. (1) On entend par yerbules les forêts de l'arbre qui donne la 


— 151 — 


elle trouve dans cette plante une ressource iné- 
puisable dont le revenu annuel sera en raison, des 
soins que l’on emploiera pour la bien cultiver, et 
en adoptant, d’autres moyens plus rationnels 
pour la fabrication de la yerba maté. 

. Pour obtenir ces avantages,,il est urgent avant 
tout de prendre connaissance de tous les yerbales, 
et de changer ensuitele système adopté jusqu’au- 
jourd'hui pour son élaboration, et qui est le 
mème, sans aucune différence, que celui qu'a- 


yerba maté. L'arbre de la yerba est silvestre et croît, au milieu 
“des autres arbres; dans les bois qui bordent les rivières -et les 
ruisseaux qui se jettent dans le Parana et l'Uruguay, ou même 
sur les bords des ruisseaux qui se jettent dans le Paraguay jus- 
qu’à l’est, depuis 240 30”, tirant une ligne vers le nord. Il y a 
des arbres aussi grands que des orangers de grandeur moyenne ; 
mais, aux endroits où on leur enlève les rameaux pour les prépa- 
rer, ils ne viennent qu’à l’état d’arbrisseaux, parce que l'on ne 
les dépouille de leurs feuilles que tous les deux ou trois ans, et 
jamais toutes les années. La feuille est annuelle ; elle ne tombe 
jamais en hiver. Le tronc peut arriver à la grosseur de six pouces 
de diamètre : la coupe en est lisse et blanchâtre ; les rameaux se 
dirigent vers le ciel comme le laurier ; la plante est touffue et 
rameuse. La forme de la feuille est elliptique, un peu plus large 
vers les deux tiers, du côté de la pointe; elle a cinq pouces de 
long et trois de largeur ; elle est épaisse, luisante et dentelée 
dutour, d’un vert plus” obseur dans sa partie supérieure que 


rante chaque; elles ont quatre pétales et autant de pistils placés 
dans les intervalles. La semence est très-lisse, d’un rouge violet, 
semblable aux grains de poivre. 


' — 152 — 


vaient adopté et suivi les Indiens Guaranis avant 
l'époque de la conquête du Paraguay. 

Tous les arbres doivent être taillés aux époques 
nécessaires; généralement la taille se pratique 
pendant que la plante est sans mouvement, c’est- 
à-dire depuis là maturité des fruits et avant que 
viennent les fleurs, ce qui doit s'entendre pendant 
l'hiver de chaque plante. 

L'expérience journalière que nous avons des 
arbres fruitiers et des arbres à fleurs nous donne 
une preuve évidente du fait. 

Un arbre fruitier mal taillé, ou taillé en dehors 
de la saison, produit peu ou point de fruits ; de 
plus, il retarde sa végétation, et il faut plusieurs 
années pour qu'il revienne à son état normal de 
reproduction. 

En général les personnes qui s’adonnent à la 
fabrication de la yerba sont malheureusement 
préoccupées de la mauvaise idée que la plante qui 
produit le maté fait exception à cette règle géné- 
rale, puisqu'elles croient que ces arbres peuvent 
être taillés sans inconvénient dans toutes les sai- 
sons de l’année. De cette erreur provient la la- 
mentable destruction des forêts de yerbales tant 
au Paraguay, à Corrientes, qu’au Brésil. 

Les feuilles de la coca cultivée dans le Pérou, 


— 153 — 


et qui offre, comme le maté et le thé, unebranche 
de production, quoique d’une consommation 
beaucoup plus limitée, ne se rencontrent que sur 
une petite localité; on les recucille en automne, 
quand les fruits sont arrivés à leur parfaite ma- 
turité. Le thé, dont le produit est si lucratif et la 
consommation si grande, se recueille en Chme, 
comme dans le Brésil, au moment où la végéta- 
tion est suspendue; tout fait supposer que les 
mêmes règles doivent être suivies pour la yerba 
maté. 

Pour travailler utilement les yerbales dans la 
province de Corrientes, et pouvoir transporter sur 
les marchés la yerba d'une qualité égale ou bien 
supérieure à celle du Brésil, ou bien encore aussi 
bonne que celle du Paraguay, il est nécessaire, 
comme je l'ai déjà dit, de reconnaître première- 
ment tous les yerbales de la province. 

Deux classes d’yerbales existent dans la pro- 
vince, qui sont : les yerbales naturels et les yer- 
bales artificiels. Ceux-ci ont été plantés réguliè- 
rement comme les arbres de nos jardins; c’est 
sous la direction des Jésuites que cette plantation 
fut faite. 

Lors de l'expulsion des Jésuites, en 1773, cha- 
cune des trente-deux bourgades des missions 


ne, VE 
avait un yerbal artificiel ;1ils étaient de meilleure 
qualité que les yerbales naturels. 

Bien des motifs ont dû porter les Jésuites à ar- 
racher la yerba des bosquets sauvages, pour la 
transporter dans leurs jardins et la cultiver, 
comme on le fait pour l’oranger et les autres ar- 
_bres fruitiers. D'après ma manière de voir, ce 
qui les a déterminés, c’est : 1° d’avoir à proxi- 
mité des habitations la fabrication de la yerba, 
pour éviter ainsi les difficultés et les grandes dé- 
penses du transport; 2° qu'ils jugeaient, avec 
raison, que les feuilles. des arbres situés dans les 
forêts ne pouvaient jamais acquérir le degré de : 
maturité nécessaire, et qu'ils obtiendraient cet 
avantage dans:les jardins cultivés; ,3° que la 
‘xérba plantée dans les. jardins serait de meilleure 
qualité que .celle.des forêts, soit. par les, plus 
grands soins, qui peuvent permettre. dans leur 
fabrication plus de commodité, soit parce; que 
l'on peut aussi éviter de mêler à la yerba des ra- 
-meaux d'autres plantes. 

La géographie de la yerba-se trouve marquée : 
admiraäblement, eomme.la géographie des arbres 
précieux qui docieut le quina du Pérou, ce qui 
mérite d'être noté. 

Que lon _— une règle, que lon une 


— 155 — 

l'une de ses extrémités sur l'embouchure ‘du 
Rio-Grande, dont les eaux vont se jeter dans 
l'Océan, et l’autre extrémité sur la ville de Villa- 
Rica, du Paraguay, sur toute cette ligne on ren- 
contrera des forêts de yerba maté ; dans tous les 
terrains situés au nord-est de celle-ci, on ren- 
contre des yerbales à des distances plus où moins 
grandes. Quant au sud-ouest, on ne rencontre 
que quelques arbrisseaux épars, soit sur les 
bords comme dans l’intérieur des forêts. 

Je comniénicerai par indiquer l'existence de 
cette ligne des ycrbales par le ‘point le plus im- 
médiat de l'Océan. ; 

Étant, en 1849, à Rid-Grände, j’allai faire une 
A bôtaique dans l'ile de los'Mari 
qui présente une forêt assez étendue, avec nr 
tion de connaître les végétaux du Rio-Grande, et 
je fus agréablement surpris d'y rencontrer: un 
grand nombré d'arbres à maté. Je m’informai si 
les babitants avaient connaissance d’une plante 
aussi utile, et conime personne ne connaissait la 
richesse de la forêt, je jugeai à propos de garder 
le silence. 

Je vais suivre la ligne à deux lieues du Rio- 
Pardo, et dans le chemin étroit de Santa-Cruz, 
qui conduit au marais, on traverse une forêt 


RS da 


où l’on rencontre une grande quantité d’yerbas 
matés. 

Le terrain de Santa-Cruz possède un yerbal 
sans fin ; il a été ouvert il y a peu d'années, dans 
le but principal d'établir une communication fa- 
cile, prompte, entre la ville de Rio-Pardo, les 
terrains de Santa-Cruz, Passafando,  Cruz- 
Alta, etc., etc. Ce chemin a seize lieues de long, 
dont sept présentent un yerbal très-riche, lequel 
s'étend à une distance énorme et inconnue, 

J'ai voyagé en 1850 et 1851 par le chemin de 
Santa-Cruz, et j'ai étudié les environs avec le 
plus grand soin. A cette époque, le général Andrea 
était président de la province du Rio-Grande du 
Sud ; il était décidé à donner dans cette contrée 
une demi-lieue carrée à ceux qui désiraient 
s'y établir. Je projetai d'y établir une ferme- 
modèle pour y cultiver la yerba maté et la fa- 
briquer ; à ce sujet, je passai un contrat avec 
sept Brésiliens de mes amis. Mon intention était 
de prendre quatre lieues carrées, c’est-à-dire 
deux de chaque côté du chemin ; mais de nou- 
veaux colons allemands arrivèrent d'Europe, et 
le général leur désigna pour occupation le ter- 
rain de Santa-Cruz ; il fit mesurer par l'ingénieur 
Vasconcellos le terrain en fractions plus petites. 


— 157 — 


Malgré cela, j'aurais pu prendre le terrain que 
j'aurais désiré, en augmentant même le nombre 
des sociétaires; mais je jugeai plus convenable 
de laisser un pareil établissement dans le Brésil, 
pour pouvoir le réaliser dans la province de Cor- 
rientes, pays de ma prédilection et de mes plus 
grandes sympathies. 

Le territoire de Santa-Cruz est un parage très- 
propre à l'établissement d’une ferme-modèle ; on 
aurait pu y produire la quantité d’yerba désirée 
et à un prix très-modéré. 

Le Rio-Pardo étant à quinze lieues de la quinta- 
modèle, le transport de la yerba fait par terre 
serait revenu à meilleur marché que dans les au- 
tres points du Brésil, et beaucoup plus avanta- 
geux qu’à Corrientes etau Paraguay, où, avec des 
distances énormes, on rencontre toutes sortes de 
difficultés. J'ai été invité dernièrement à réaliser 
le projet de ferme-modèle dans les mêmes ter- 
rains de Santa-Cruz ; on laissait à ma disposition 
la formation des bases de l'association. Je me 
suis absolument refusé à toutes les propositions 
qui m'ont été faites. 

En sortant du territoire de Santa-Cruz pour se 
diriger à San-Angel, qui est un autre point du 
verbal qui se trouve sur la ligne géographique 


— 158 — 


\ 
déjà indiquée, on laisse au nord-est les immenses 
verbales indiqués sur.différentes cartes qui OCCu- 
pent.le territoire inconnu entre la rivière Tebi- 
cuari.et l’'Uruguay. 

En 1830, après une longue et injuste captivité 
dans le Paraguay, j'ai examiné. les yerbales plan- 
tés sur la rive orientale de l’Uruguay et les yer- 
bales naturels de San-Angel. A cette époque, on 
cultivait la yerba maté dans sept endroits diffé- 
rents, Je les ai visités tous avec détails; j'ai dé- 
ploré la manière dont je les ai vu travailler, et . 
prévu ce qui, peu de temps après, est arrivé : 
ces riches verbales au nord et au nord-est de 
San-Angel. Ils ont tiré, depuis cette époque, une 
grande quantité de yerba, et, par les nouvelles 
que j'en ai reçues, ils seront obligés, dans peu 
de temps, d'abandonner le yerbal de San-Chris- 
toval comme ils ont abandonné ceux de San- 
Angel. 

M. le docteur Ferreyra, chargé d’affaires du 
Brésil à Buenos-Ayres, resta bien pénétré des 
lumineuses observations que je lui fis, en 1832, 
sur les destructions qui se faisaient dans les fo- 
rêts de la yerba, tant au Paraguay, à Corrientes, 
qu'au Brésil ; je lui parlai longuement à ce sujet. 
Ilest à présumer que le second décret de l'empire 


— 159 — 


ne sera pas plus observé que le premier, etque 
les Brésiliens détruiront leurs riches verbales. 

_ Après avoir signalé les immenses yerbales qui 
se trouvent au Brésil, tant sur la ligne géogra- 
phique indiquée qu'au nord-est de celle-ci, je 
vais parler des yerbales qui sont dans l’Entre- 
Rios, c'est-à-dire entre l’Uruguay et le Parana, 
territoire qui appartient à la province de Cor- 
rientes. 

Le terrain de ces yerbales est petit, en compa- 
raison du terrain des yerbales du Brésil et du 
Paraguay. Malgré cela, les verbales qui appar- 
tiennent à Corrientes peuvent alimenter tous les 
marchés, et ils le feront avec un avantage no- 
table s'ils le cultivent comme ils le doivent, et 
s'ils changent la méthode anciennne de le: pré- 
parer. On doit ajouter aussi que les frais de 
transport sont beaucoup moindres à Corrientes 
qu'au Brésil et au Paraguay, parce que cette pre 
mière province a pour limites deux grands fleuves 
qui lui facilitent les moyens de transport. 

La ville de San-Xavier est un centre notable 
de préparation de la yerba ; on devrait y établir 
la ferme-modele que j'avais projeté d’étabhr sur 
le territoire de Santa-Cruz, et, avec le temps, 
une autre sur les bord du Parana. 


— 160 — 


San-Xavier a déjà trois yerbales, et un autre à 
trois lieues, dans un terrain connu sous le nom 
de Potrero de Mborobé; mais tous les terrains 
situés au nord-ouest, jusqu'aux rivières Piquiri- 
Guazu et San-Antonio-Guazu, qui sont entre le 
territoire du Brésil et de Corrientes, tous ces 
terrains présentent des yerbales dont on irait 
prendre connaissance, afin d'être fixé sur leur 
richesse, et où l'on pourrait avec av antage pré- 
parer la yerba maté. 

Quant aux autres yerbales naturels déjà con- 
nus, on en rencontre trois. J'ai visité deux de 
ceux-ci, où j'ai travaillé: c'était l'yerbal où le 
capitaine Aripi avait un campement, et Santa- 
Anna-Caa-Caty. Quant au fameux et riche yerbal 
nommé Nuguazù (Campo-Grande), qui est situé 
au nord, et qui parait le plus important de tous, 
il convient d'aller le reconnaitre le plus tôt pos- 
sible; tout me fait supposer que le Nuguazü va 
décharger ses eaux dans l’Uruguay, par où l'on 
pourra transporter les yerbas. 

Pendant les premières années de la dictature 
de Francia, un nommé Rages prépara une quan- 
tité énorme de yerbas sur le bord du Nuguazü ; 
il voulut les transporter par terre à Corrientes, 
en suivant le chemin qui va au Corpus. Francia, 


— 161 — 


jaloux de ce que Corrientes pouvait introduire de 
la yerba dans le commerce, envoya un grand 
nombre de soldats se saisir de Rages, qui fut fu- 
sillé par son ordre. 

Après avoir indiqué les yerbales que possède 
la province de Corrientes, et observé qu'ils sont 
plus que suffisants pour pourvoir à tous les 
marchés, je dois répéter que l’yerba corrientine 
coûtera beaucoup moins pour la fabrication 
et le transport que celles du Paraguay et du 
Brésil. 

Qu'il me soit permis de manifester mon opi- 
nion sur la marche que l'on doit suivre pour que 
Corrientes ‘retire tout l’avantage possible du tré- 
sor que contiennent ses yerbales. 

1° Il est urgent de prendre connaissance de 
tous les terrains situés au nord-est de la ligne qui 
s'étend de San-Xavier jusqu'à Santa-Anna du 
Parana, quiappartiennent à Corrientes. Le centre 
et la base des opérations doivent être le village 
de San-Xavier; cette petite ville se trouve sur les 
bords de l'Uruguay, et possède quatre yerbales 
déjà conus. En attendant, on profiterait et on cul- 
tiverait, en même temps que ce village, situé sur 
les bords de l’Uruguay, présente un transport 
aussi facile que prompt et bon marché aux mar- 

il 


— 162 — 


chés situés sur les bords de l’Uruguay, à ceux de 
Montevideo et Buenos-Ayres. 
- De ce centre, on ferait de temps en temps quel- 
ques excursions pour connaitre les yerbales natu- 
rels etles verbales artificiels, adoptant la méthode 
indiquée ; on empêcherait les Brésiliens de faire 
de grandes préparations d’yerbas à San-Xavier, 
‘omme ils le font annuellement depuis 1825, au 
préjudice des forêts. 
:b90 Ces travaux seraient plus économiques, si . 
l’on pouvait y employer les indigènes. Ceux que 
jé!désignerai de préférence, ce sont les Indiens 
Giüyanos, originaires des anciennes missions San- 
Xavier, Concepcion, Santa-Maria-la-Mayor, Mar- 
tires, San-José, San-Carlos-y-Apostoles. Si l’on 
pouvait réaliser ce projet, quoique les Indiens 
indiqués se trouvent dispersés dans différentes 
villes de la province, je n’émets pas le moindre 
dütite que les groupes qui se trouvent à Santa- 
Lüdia, San-Miguel et Ytaty, et qui ont appartenu 
ax villages déjà indiqués, ne s’empressent de 
vèrir et de se réunir au premier appel. Les indi- 
géñés aiment beaucoup à se réunir et à travailler 
éw Commun; ce système, adopté avec expé- 
rietice et sagesse par les Jésuites, offre un grand 
avañtage. 

ll 


TRS = 

3° La première réunion à San-Xavier devra 
s'effectuer par l'Uruguay : de cette manière, on 
pourra éviter les dépenses et gagner du temps; 
on ne pourra pas tout de suite travailler utile- 
ment aux jardins et fabriquer en même temps la 
yerba pour couvrir toutes les premières dépen- 
ses. Enfin on commencerait à mettre en pra- 
tique le système qui augmenterait les yerbales, 
en détruisant toutes les plantes qui ne produisent 
pas la yerba, et en plantant avec régularité tout 
ce que l’on pourrait rencontrer sur la localité. 

4° Pour commencer, il serait nécessaire d’a- 
voir quinze Indiens, qu'ils soient garçons ou 
mariés, puis deux embarcations pour favoriser le 
transport des vivres, et des instruments. L'ar- 
ticle des vivres présente la plus grande difficulté, 
parce qu'il exige plus de dépenses. Quant aux 
instruments, chaque Indien doit avoir en sa pos- 
session un sabre, un couteau et une hache, une 
scie et tout ce qui est nécessaire pour couper le 
bois dans les forêts, et plusieurs instruments 
aratoires. Ces instruments se conserveront dans 
un établissement, d’où on ne les tirera que pour 
s’en servir. ; 

Je Suppose que tout ce qui se dépensera en 
ferrures et en vivres, ou en d’autres objets im- 


== 164 à 
prévus, sera promptement remboursé avec la 
yerba qui se fabriquera la première année aux 
yerbales de San-Xavier et à ceux qui seront si- 
tués dans le voisinage, voire même aux premiers 
yerbales naturels que l'on sera obligé de détruire; 
il faut observer qu'avec tant de dépenses, il se 


formera le principe d’une ville, et les magasins 


se rempliront d'objets utiles. 

5° Arrivés à San-Xavier, le premier de tous 
les travaux sera de se mettre à l'ouvrage pour 
construire des chaumières et y loger les péons 
pour leur santé; après, préparer les terrains 
pour la plantation; ensuite, nettoyer tous les 
yerbales de San-Xavier, pour en tirer le meilleur 
parti possible ; ouvrir des chemins dans les di- 
rections les plus convenables pour y chercher les 
yerbales naturels ; visiter les verbales plantés aux 
villes les plus immédiates, et en tirer le meilleur 
parti possible. 

Examiner’ avec soin le Nuguazü, et surtout 
s'assurer si, comme je le suppose, on peut ex- 
pédier par l’Uruguay le maté de ce riche yerbal. 


‘Après avoir terminé les travaux ci-dessus in- 


diqués, il est probable que l’on pourra résoudre 
avec avantage la question que je me suis propo- 
sée depuis quelques années, d'améliorer les 


— 165 — 


yerbales cultivés, et changer en même temps la 
méthode ancienne de la fabrication de la yerba. 
Enfin on formera à San-Xavier la première 
ferme-modèle pour cultiver la yerba maté, où 
l'on régularisera les coupes comme en Europe 
civilisée, où on règle les bois taillis ; et enfin on y 
essaiera tous les systèmes les meilleurs pour 
trouver le procédé le plus convenable et le plus 
économique à la fabrication d’une yerba supé- 
rieure. 

Si mes désirs s’accomplissent, tout me fait pré- 
sumer que la province de Corrientes aura une 
mine intarissable de richesses et de rentes, et 
que le g tactuel augmentera les droits 
que chaque jour il acquiert à la gratitude de ses 
compatriotes, pour les progrès qu’il donne jour- 
nellement à Corrientes ; que cette gloire s'étendra 
à tous les pays civilisés, qui savent apprécier ce 
que vaut, pour la richesse et l'agrandissement 
d'un pays, l’exploitation d’une branche impor- 
tante d'industrie et de commerce ; que, la qualité 
de la yerba étant devenue meilleure, la consom- 
mation en sera plus générale dans les possessions 
américaines. Et qui sait si les nations européen- 
nes n’en adopteront pas l'usage ! 

Quant à ce qui me regarde, je serais heureux 


en 0 


d’avoir mis à exécution mon plan sur les yer- 
bales, et d’avoir aidé un gouvernement illustre, 
dont la seule ambition est l'avancement et le 
bien-être de son pays. 


Aimé BoNPLAND. 


NOTE V. 


SUR FRANCIA. 


Le docteur Francia (1758-1840), depuis si cé- 
lèbre comme dictateur du Paraguay, était né, en 
1758, d'un Français et d’une créole, Il avait d’a- 
bord étudié la théologie : l'Église était alors la 
seule voie ouverte aux naturels du pays pour ar- 
river à une position considérée. Il fit ses pre- 
mières études dans les écoles que les moines 
tenaient à l’Assomption, passa ensuite à l’univer- 
sité de Cordoba, y obtint des succès et fut reçu 
docteur en théologie. Mais ayant pris le goût de 
. la jurisprudence, il abandonna ses premiers pro- 
jets et se fit avocat. Arrivé à l’âge légal, il fit 


AT 


partie de la municipalité ; il fut nommé ensuite 
alcade. L'estime publique lui fut très-vite ac- 
quise ; elle l'appela dès le commencement de la 
révolution au soin des affaires publiques. 

En 1811, au commencement de la révolution 
pour l'indépendance des Hispano-Américains, il 
se forma une junte pour substituer une adminis- 
tration nationale à celle des Espagnols. Elle fut 
composée d’un président, de deux vocales et d'un 
secrétaire ; le docteur Francia fut nommé à ce 
dernier poste. 

Plus tard, les Paraguayens abolirent ce gouver- 
nement et résolurent d’instituer deux consuls 
temporaires. Le docteur Francia et don EFul- 
gencio Yegros furent nommés et concentrèrent 
entre leurs mains tous les pouvoirs. 

En 181%, le congrès se réunit pour procéder 
au renouvellement des consuls; l'ambition de 
Francia ne laissa pas échapper cette occasion : 
il sut persuader à. l'assemblée qu’une dictature 
pouvait seule garantir la république de l'invasion 
des peuples voisins, proposa de nommer un ma- 
gistrat unique, et se servant de tous les moyens 
pour arriver lui-même à ce poste, il se fit élire 
pour trois ans. 

En nommant Francia dictateur suprême du 


EE 
pays, le congrès avait décidé que son pouvoir 
serait tempéré par une assemblée législative 
composée de députés que chaque district enver- 
rait à l’Assomption; mais le dictateur savait que | 
la plupart de ces mandataires du peuple ne pou- 
vaient rester longtemps hors de leurs propriétés, 
et que plusieurs n'avaient pas de fortune pour 
supporter les frais d’un long séjour dans la capi- 
tale. Aussi les affaires publiques éprouvèrent- 
elles bientôt de grands retards et ne purent-elles 
arriver à une solution. L'ambitieux dictateur sut 
mettre à profit le mécontentement des députés; il 
les obligea à convenir qu'il serait moins embar- 
rassant de réunir à lui seul toutes les charges de 
l'administration, et en 1817, il se fit nommer 
dictateur à vie. 

Longtemps écrasé sous la rude domination de 
l'Espagne, puis habitué à une docilité d’enfant 
sous le despotisme paternel des Jésuites, lorsque 
retentit le cri de liberté, en 1810, le peuple para- 
guayais était préparé, non à l'indépendance, mais 
à la servitude. Une éducation politique de sept 
années ne lui avait rien appris. 

Alors le caractère de Francia ne se déguisa 
plus, et son impitoyable tyrannie vint apprendre 
à ses concitoyens l'étendue effrayante du pouvoir 


— 169 — 


qu'ils lui avaient donné. Il éloigna de l’armée 
tous les officierset les remplaça par des individus 
de la plus basse extraction. Dans l'administration 
civile, il écarta les hommes indépendants et leur 
substitua ses créatures. Les institutions reli- 
gieuses n’échappèrent pas à son despotisme: il 
abolit l'inquisition, dont un commissaire existait 
au chef-lieu de la province, força l'évêque de re- 
mettre son autorité à son vicaire général. 

Tous les pouvoirs ainsi concentrés dans sa per- 
sonne, Francia en profita pour inaugurer le règne 
de la terreur. Après avoir expulsé les personnes 
qui lui portaient ombrage, son esprit soupçon- 


 neux alla chercher des victimes jusque dans les 


classes populaires. 11 déclara traître à la patrie 
quiconque oserait faire opposition à sa volonté 
ou seulement blâmer ses actes. De telles mesures 
exaspérèrent certains individus que la crainte de 
la tyrannie tenait éveillés : quelques Espagnols 
eurent l’mprudence de manifester leur mécon- 
tentement ; il les fit mettre à mort sans aucune 
forme de procès. 

L'arrivée d’un émissaire de Buenos-Ayres pour 
opérer une révolution en faveur de la République 
Argentine ayant paru une circonstance favorable 
pour tramer une conspiration, parce que le res- 


— 170 — 


sentiment des ennemis du dictateur était à son 
comble, les Espagnols essayèrent de saisir les 
rênes du gouvernement. Le dictateur arrêta quel- 
ques-uns des conspirateurs, et ne craignant pas 
de recourir à la torture, il les força de nommer 
leurs complices, et parvint à déraciner la conspi- 
ration. Les prévenus furent fusillés par groupes 
de six ou huit à la fois. 

La sévérité du dictateur ne s'exerça pas seule- 
ment sur les auteurs ou complices de cette conju- 
ration si durement réprimée.Il suffisait d’encourir 
sa disgrace pour être envoyé en exil à Tevego, 
dans les vastes solitudes du nord. Les Espagnols, 
déjà privés des droits de citoyens, lui parurent 
encore trop puissants : il voulut les ruiner, et il 
en vint à bout en leur imposant d'énormes ran- 
çons au profit de l’État. 

Il fut interdit aux indigènes de sortir du terri- 
toire, et les étrangers qui y pénétraient une fois 
s'ytrouvaient retenus,parce qu’on ne leur donnait - 
plus de passeports. Il alla jusqu’à supprimer la : 
poste aux lettres, comme offrant trop de facilités 
aux communications. 

Au moment où le dictateur séquestra ainsi le 
Paraguay, les étrangers étaient assez nombreux 
dans la ville de l’Assomption. Il y avait des Fran- 


— 171 — 


çais, des Anglais, des Portugais, des Italiens. 
Pris au dépourvu par cette mesure qui rendait 
leur départ impossible, croyant que d’un jour à 
l'autre les communications allaient se rouvrir, 
ils n’entreprirent aucun commerce à l'intérieur, 
et ils furent bientôt ruinés. 

Le docteur Francia s'était montré cruel dans 
les premiers temps de son pouvoir. Quand il se 
crut affermi et n'eut plus d’invasion à craindre, 
il s'occupa d'administration et étonna ses conci- 
toyens par son activité. Il organisa la justice, 
dirigea les forces militaires, imposa des lois et sut 
les faire exécuter. L'agriculture et l’industrie re-- 
çurent une impulsion favorable au pays. 

Avant la révolution, les habitants du Paraguay 
cultivaient seulement le tabac, la canne à sucre 
et le manioc; l'exploitation de la yerba occupait 
tous les autres bras. Le dictateur obligea les ha- 
bitants à se livrer à des cultures variées ; la 
culture du coton, abandonnée depuis l'expulsion 
des Jésuites, prit une grande extension ; l'édu- 
cation des bestiaux fut perfectionnée ; le besoin 
_ força les habitants à fabriquer les tissus propres 
à leurs vêtements. 

Par le monopole, le dictateur étouffait tous 
les germes de développement agricole, commer- 


— 172 — 


cial et manufacturier ; mais il avait assez de mar- 
chandises pour pourvoir d'armement, de muni- 
tions, son armée. Et pour lui, l’armée était le point 
le plus important, . 

L'état militaire du pays avait reçu des amélio- 
rations considérables : l'armée était distribuée par 
compagnies dont chacune était commandée par 
un lieutenant. La discipline militaire était main- 
tenue avec sévérité, 

En résumé, Francia gouvernait despotique- 
ment. Il maintenait la tranquillité dans le pays, 
mais il enlevait toute liberté aux habitants ; il 
fermait la province au commerce, aux sciences 
et à la politique. 

La mort du docteur Francia a eu lieu en oc- 
tobre 1840. 

Ce trop fameux docteur Francia avait continué, 
en la perfectionnant encore, l’œuvre de l'Es- 
pagne. Cet autre tyran avait pourtant une qua- 
lité : il dédaignait la richesse et n’a point laissé de 
fortune ; ses frères et lui sont morts pauvres. Il 
y à quelques années, vivait encore à l’Asomption 
une sœur de Francia, alors octogénaire, la señora 
Petrona; elle se trouvait dans un état voisin de 
la misère. Si les Lopez, ses successeurs, Ont suivi 
les traditions tyranniques de Francia, ils se sont 


 — 


gardé d’imiter ses exemples dedésintéressement. 
Ils ont employé, pendant qu'ils étaient au pou- 
voir, toute espèce de moyens pour augmenter 
leur colossale fortune. 

- Après la dictature du docteur Francia, don An- 
tonio Lopez et don Solano, son fils, ont gouverné 
le Paraguay jusqu'à la fin de l’année 1869, époque 
à laquelle les alliés ont chassé don Solano de son 
pays. En 1866, il avait insulté l'empire du Brésil 
en s’emparant des bâtiments de cette nation sans 
aucune déclaration de guerre. 11 avait envahi en 
même temps la province de Corrientes et celle de 
Rio-Grande par la rivière de l’Uruguay, et sans 
une armée de Brésiliens et d’Orientaux, com- 
mandée par le général Florès, qui dispersa les 
Paraguayens au combat de Yatay, et qui en 
renferma une grande partie dans l'Uruguayana où 
ils déposèrent les armes, ils eussent envahi le 
Salto oriental et pénétré jusqu’à Montevideo. 

En 1866, une armée composée de Brésiliens, 
d’Argentins et d’Orientaux, au nombre de 
80,000 hommes, s’organisa. Ils refoulèrent les 
Paraguayens qui avaient envabi le territoire ar- 
gentin et pénétrèrent dans le Paraguay, où, après 
deux années de combats, ils s’'emparèrent de 
l’'Assomption, capitale du Paraguay. Solano Lopez 


— 174 — 


fut poursuivi dans les bois, et après quatre ans 
de combats, il a été traqué et tué en janvier 1870. 


NOTE VI. 


Catalogue des ouvrages de Bonpland. 


- Les principales publications de Bonpland sont 
les suivantes : 


[. — OUVRAGES PUBLIÉS PAR LUI SEUL. 


Plantes équinoxiales recueillies au Mexique et à 
l'ile de Cuba. Paris, Schæll et Dufour, 1803 et 
années suivantes, 2 vol. in-fol., 140 figures colo- 
riées. 

Monographie des mélastomées et autres genres 
du même ordre. Paris, 1806 et années suivantes, 
24 livraisons formant 2 vol. in-fol., avec 120 
planches. | 

Description des plantes rares de Navarre et de 
la Malmaison. 1812-1816, in-fol., avec 64 
planches. 

Zoologie et Analomie comparée. 2 vol. in-4°, 
figures. Paris. 


— 175 — 


Révision des graminées, publiée dans le Nova 
genera, etc. 

Essai géognostique sur le gisement des roches 
dans les deux hémisphères. Paris, 1822, in-8°. 


IT. — EN COLLABORATION AVEC À. DE HUMBOLDT. 


Voyages aux régions équinoxiales du nouveau 
continent, dans les années 1799-1804. Paris, 
Schœll et Diüe, 1807 et années suivantes, 11 vol. 
in-4°, et 12 vol. in-fol. contenant la Botanique. 
— Atlas, 4 vol. in-folio. 

Vues des Cordillières et monuments des peuples 
indigènes d’ Amérique. Atlas pittoresqueen 2 vol., 
19 planches. Paris, 1816. 

De distributione geographica plantarum secun- 
dum cœli lemporum et allitudinem montium pro- 
legomena; accedunt tabulæ œneæ. Paris, 1817, 
1 vol. in-8°. 

Physique générale el géographie des plantes. 
1 vol. in-4°, figures. 


III. — EN COLLABORATION AVEC KuNTH (Charles- 
Sigismond). 

Nova genera el species plantarum quas in pe- 

regrinatione ad plagam equinoxialem Orvis Novi 


SN — 


collegerunt descripserunt el partim obumbrave- 
runt. À. Bonpland ef Al. de Humboldt ex Sche- 
dis aulographis Amati Bonplandi in ordinem di- 
gessil, C. S. Kunth. 1815 et suiv., 7 vol. in-fol., 
700 figures coloriées. 

Mimosées el autres plantes légumineuses du 
nouveau continent. Paris, 1819 et suiv., in-fol., 
avec 60 planches coloriées. 

Synopsis plantarum quas in ilinere ad plagam 
equinoxialem Orbis Novi collegerunt Humboldt et 
Bonpland auciore C.-S. Kunth. Paris, 1824-1826, 
4 vol. in-8°. 


NOTE VII. 


Catalogue des manuscrits laissés par Bonpland. 


La bibliothèque du Muséum possède quelques 
manuscrits de Bonpland qui ont été collationnés, 


mis en ordre, reliés et réunis dans des porte- 


feuilles par les soins très-attentifs de M. Des- 
noyers. 

On peut les classer en deux groupes : 

À. — Deux manuscrits ayant servi à la publi- 


sé na tdhe semblent chtis ua ue ouRr-aeid 0 


| 
| 
| 


— 177 — 


cation de l'ouvrage : Nova genera el species plan- 
larum, etc., déposés à la bibliothèque en 1851 
par M. de Humboldt. 

I et II. — Deux volumes in-4° d'environ 
250 pages chacun, écrits tout entiers de la main 
de Bonpland, et contenant une liste de plantes 

-dont chaque article porte un numéro, depuis 
2258 jusqu'à 3698, 'puis de 3785 à 4528. Les 
descriptions sont rédigées en latin; en marge, 
quelques figures dessinées à la plume; un assez 
grand nombre d’annotations de Kunth et de 
Humboldt, rédigées en un mélange de français, 
de latin et d'espagnol. La dernière page du pre- 
mier volume est tout entière de la main de Hum- 
boldt. À la fin du deuxième volume, cette note 
en allemand et en français de la main de Hum- 
boldt : « Fin des manuscrits botaniques de 
M. Bonpland pendant le cours de notre expé- 
dition, manuscrits que M. Bonpland, lors de son 
embarquement au Havre pour Buenos-Ayres, a 
confiés, à ma prière, à M. Quatle (?), pour s’en 
servir dans la publication de nos Nova genera el 
species plantarum, in-fol. — Avril 1850. » 


B. — Neuf manuscrits inédits. Ts forment ce 
que sans doute fBonpland appelait son Journal 
12 


— 178 — 


botanique, et ils ont été donnés à la bibliothèque 
en 1858 par les héritièrs de Bonpland. On peut 
les ranger ainsi par ordre chronologique : 

HT. — Un volume in-8° de 200 pages, com- 
mencé par les deux bouts ; il contient des Notes 
diverses de la main de Bonpland, et débute par 
cette note : « Arrivés à la Corogne le 6 prairial 
(5 mai) an vnr; partis pour l'Amérique le 5 juin 
_ suivant. » Liste de plantes ; descriptions et notes 
datées de Montpellier, Marseille, Perpignan, Ma- 
drid, Barcelone, Valence, etc. 

IV. — Un volume petit m-4° d’environ 200 pa- 
ges, commencé par les deux bouts. C’est un jour- 
nal de voyage débutant par ces mots : « Le 
18 juillet 1816, arrivé à Boulogne. » Observations 
botaniques. — Liste de graines envoyées de Paris 
en septembre 1814; liste de graines apportées 
en Amérique en 1817; listes nouvelles jusqu’en 
: 1820. — Dans l’autre sens du volume : notes di- 
verses sur” la fabrication du sucre, sur la pré- 
paration du charbon, sur l'exploitation des mines 
d'argent, sur la culture du tabac, etc. 

V. — Un volume in-12 d'environ 200 pages. 
— Notes diverses. — Liste d'adresses. — Notes 
prises en 1816, à Londres, sur le climat de Ca- 
racas, sur la botanique, l’industrie, ete. — Notes 


— 179 — 


datées de Paris (juillet 1816), de Rouen, du 
Havre. — Recettes diverses. — Journal à bord 
du Saint- Victor, 1816 (décembre). — Note sur 
les diamants taillés, sur l’indigo. On y lit les 
notes suivantes : 

« Le 12 mai 1829, au matin, on m'a signifié 
de me retirer du Paraguay, et on m'a donné 
jusqu'au 17 au matin pour arranger mes af- 
faires. 

« Le 6 décembre 1830, j'ai subi un interroga- 
toire : 1° de quel pays; 2° si je connaissais une 
lettre signée A; 2° (sic) une lettre signée du 
même ; 3° pourquoi étais-je allé à Santa-Anna 
m'associer, etc.; 4° si mon gouvernement m'a- 
vait envoyé comme espion ; 5° si j'étais émissaire 
du gouvernement. 

« Le 17, on m'a communiqué la permission 
de passer la rivière et la faveur que me fait le 
chef de l'État dene mas (sic) limiter le temps et 
de ne pas payer les droits d'extraction, seule- 
ment ceux du passage. 

« Le 2 février 1832, j'ai passé le Parana, 
libre, avec permission d'aller où bon me sem- 
blerait. 

« LeS8, parti de la rive gauche du Parana pour 
aller à San-Borja, où je suis arrivé le... » 


AD ES 


Plus bas, un souvenir en éveillant un autre, 
Bonpland a écrit : 

« Le 26 novembre 1821, j'ai eu une entrevue 
avec les Paraguayos, au port de Candelavia.… 

« Le8 décembre 1821, vers huit heures du 
matin, les Paraguayos sont entrés à main armée 
dans le village de Santa-Anna et nous ont traités 
en ennemis. » 

VI. — Un volume in-folio de 240 pages, com- 
mençant par le titre « Buenos-Ayres, 1817. » 
C'est un journal de voyage botanique, écrit en 
latin mêlé de français et d'espagnol, avec quel- 
ques figures en marge; il indique les différents 
lieux où les observations ont été faites : ile de 
Martin-Garcia, 6 décembre 1818. — Voyage aux 
iles du Parana, août 1819. — Voyage au Para- 
guay, octobre 1820. — Voyage aux Missions, 
juin 1821. 

VII. — Un volume in-4° d'environ 200 pages, 
portant à la page 3 le titre : NovemBre 1821. — 
Voyage dans les Missions de l’Entre-Rios, côté 
du Parana. Descriptions botaniques en latin. — 
Paraguay, avril 1822 jusqu'en 1831. — Voyage 
de Itapua à San-Borja, 1831. — Voyage dans les 
Missions portugaises, mars 1831. 

VII. — Un volume in-folio de 200 pages, 


LA 


— 181 — 


portant au premier feuillet : Voyage aux Missions 
portugaises. — Il fait suite au précédent, dont 
il continue la nomenclature botanique à l’ar- 
ticle 1081. — Feuillet 21: Voyage de Buenos- 
Ayres à San-Borja par l'Uruguay, octobre et 
. novembre 1832. — Feuillet 26 : Voyages dans 
les Missions portugaises, janvier 1833 jusqu’en 
septembre 1839.— Feuillet 61 : Santa-Anna, côté 
de l’Uruguay, septembre 18%1.— Feuillet 83 : 
San-Borja, août 1843 jusqu’en 1848. 

IX. — Un volume grand in-4° de 150 pages, 
notes et recettes. — Journal d’un voyage de San- 
Borja à Cicerra et à Porto-Allegro, 1848. 

X. — Un volume grand in-4° de 150 pages, 
contenant la suite du journal précédent. — Voyage 
en mai 1850 sur l’Uruguay. — Notes sur Monte- 
video, 1853-1854. 


XI. — Un volume grand in-4° de: 200 pages, 


qui semble rédigé pour servir d'explication à une 
collection géologique, et contient 357 articles ; 
il porte ce litre : GÉOLOGIE. — Catalogue pour 
servir à la géologie des côtes de l'Uruguay, du 
Parana, de la Plata, de toutes les Missions jésui- 
tiques des provinces du Paraguay, de Corrientes, 
de l'Entre-Rios, de la Cisplatine et de la Répu- 
blique Argentine, par Aimé Bonpland. 
42. 


ES 


— 182 — 


Outre ces onze volumes, la bibliothèque con- 
serve également une vingtaine de volumes dépa- 
reillés, déchirés, incomplets, qui sont les restes 
de la petite bibliothèque scientifique dont Bon- 
pland s’était muni à son départ. On ne saurait . 
adresser trop d’éloges et de félicitations au sa- 
vant et au littérateur distingué qui, chargé de la. 
conservation de la bibliothèque, n’a pas dédaigné 
de mettre un soin si scrupuleux et si délicat à 
-garder ces reliques d’un observateur modeste et 
laborieux. 


NOTE VIII. 


Sur les collections de Bonpland. 


Il ne reste aucune trace des collections dont 
Humboldt et Bonpland annoncent l’envoi dans 
leur rapport adressé en 1801, ét cité page 39. 

Les archives du Muséum de Paris contiennent 
seulement une lettre en date de 1832, qui an- 
nonce lenvoi de vingt-cinq caisses contenant 
l’herbier général, des écorces et des racines mé- 
dicinales, des oiseaux et d’autres objets d’his- 
toire naturelle. 


PRE d'à 


La destination de ces objets n'étant pas indi- 

quée, les caisses sont restées cinq ans en maga- 
sin. 
Une lettre de Bonpland, datée du 5 janvier 
1837, ayant fait don de ces collections au Mu- 
séum, le déballage et le classement ont été faits 
aussitôt. 

L'herbier a été de la part de M. Decaisnes, 
alors aide naturaliste attaché à M. de Jussieu, 
l'objet d’un triage très-minutieux. Le mauvais 
état de la plupart des plantes prouvait que Bon- 
pland n'avait pas ouvert ses caisses pendant tout 
son séjour en Amérique. 

Les écorces et les racines médicinales sont 
restées sans emploi. 

Les roches, minéraux et fossiles forment au 
Muséum une collection de 154 échantillons, dont 
le catalogue écrit de la main de Bonpland porte 
pour titre : Catalogue pour servir à la géologie 
des côtes de l’Uruguay, du Parana, de la Plata, 
d’une partie du Paraguay, de toutes les Missions, 
de la province de Corrientes et d’une grande par- 
tie de la province d’Entre-Rios. Buenos-Ayres, 
décembre 1836. 


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TABLE DES MATIÈRES. 


Norice sur le docteur Ad. Brunel...................... 
PAÉRACR Sens sance nenuns asie Vans ensseses 3 
MMERODOCTION. ses vocsenmeperes vivre tento res 
“CHAPITRE 1. — Jeunesse de Bonpland.................. 
CHAPITRE II. — Premiers voyages avec Al. de Humboldt... 
CHAPITRE III. —Bonpland à la Malmaison............... 
CHAPITRE IV. — Retour en Amérique ............ ..... 
CHAPITRE V, — Captivité de Bonpland dans le Paraguay... 
CHAPITRE VI. — Dernières années de Bonpland.......... 
CONCLUSION... ........ 
: APPENDICE. 
Note I. — Sur l’histoire du bassin du Rio de la Plata ....…. 


NoTe II. — Sur les Missions des Jésuites dans l'Amérique 
du Sud “rie 


ss... … 


NoTE III, — Sur le maté 


none mms sms me 


NoTe IV. — Sur la culture du maté, par A. Bonpland...….. 
NoTE V. — Sur Francia.............. : 
NoTE VI. — Catalogue des ouvrages de Bonpland. ....... 


NOTE VII. — Catalogue des manuscrits laissés par Bonpland. 
NoTE VIII. — Sur les collections de Bonpland...........